Quand on y pense, on passe son temps à entendre des histoires, des tas d'histoires, les histoires qu'on rabâche faute d'en être persuadé en espérant que l'interlocuteur veuille bien les croire, les histoires officielles, les histoires de parade, des histoires inventées et d'autres invraisemblables, de bonnes histoires qui font rire et d'autres émouvantes à pleurer.
Monica n'était pas très grande et plutôt fine. Elle s'activait en économisaant ses gestes, et aussi ses mots. Elle avait un langage direct et un regard vif qui savait capter son auditeur. Après nous avoir esquissé dans les grandes lignes l'histoire de son père - une histoire passablement rocambolesque, romanesque et terrible tout à la fois, dont elle avait tiré un livre - elle a fini par nous parler d'une femme rencontrée lors d'une cérémonie en Afrique du Sud, à 43 km de Pretoria.
C'était en 2007. Son père était décédé depuis peu et cette année-là précisément Monica avait fait le voyage depuis le Piémont avec ses quatre enfants. Elle tenait à ce qu'ils connaissent mieux ce grand-père taiseux qui leur lisait des livres, mais racontait peu d'histoires, et surtout pas celle du jeune de vingt ans qu'il avait été, appelé à faire son service militaire en 1940 - mauvaise année pour être enrôlé dans l'armée fasciste, très mauvaise. Elle avait donc assisté avec eux à la commémoration qui se tient chaque année le 5 novembre sur le site de l'ancien camp de Zonderwater où son père avait été détenu pendant la deuxième guerre mondiale et où furent internés quelque 100'000 prisonniers italiens (**)
Durant la réception qui avait suivi la cérémonie, Monica a vu soudain se diriger vers elle une femme qui complimenta une de ses filles pour sa jolie robe en dentelle et lui demanda si elle était bien italienne. Au bout d'une bref échange, la femme se mit à lui raconter en anglais sa propre histoire et la raison de sa présence en ce lieu de mémoire. Cette histoire - qui dans un roman aurait pu être une banale histoire, mais qui justement parce qu'elle était vraie acquérait le statut d'histoire particulière, de celles dont on écrit sur le bandeau ou sur le générique "tiré d'une histoire vraie", cette histoire, la voici telle que Monica l'a rapportée.
A la mort de ses parents, au cours de l'inévitable tri de leurs papiers, la femme - appelons-la Mary - trouva des documents attestant qu'elle avait été adoptée tout bébé, fait dont on ne lui avait jamais parlé. Elle découvrit au dos d'une attestation deux noms, celui de sa mère naturelle, une femme originaire d'Afrique du Sud, et celui de son père, avec un prénom et un nom italiens. Rien de plus. Mary s'engagea alors dans des recherches sur ses origines. Au fil du temps, elle put reconstituer l'histoire de sa venue au monde.
Son père était un jeune détenu, un tout jeune homme originaire de Calabre, qu'on avait sorti du camp de déportation pour le placer dans une ferme où l'on avait besoin de main-d’œuvre. Il ne tarda pas à se lier d'amitié avec la fille des fermiers et une tendre relation se noua entre eux. Bientôt la jeune fille s'aperçut qu'elle était enceinte. Mais son amoureux devant regagner l'Italie, car c'était la fin de la guerre et l'on procédait à un échange de prisonniers entre l'Italie et les Alliés. Ils voulurent se marier. Il tenait à l'emmener chez lui dans son village au bord de la Méditerranée. Mais le fermier sud-africain s'opposa à ce projet. Il était hors de question que sa fille s'en aille. Le jeune Italien fut donc obligé de regagner son pays et sa bien-aimée mit au monde une petite fille qui fut donnée en adoption. Mary, justement.
Quand Mary appris le nom de son père biologique, elle se démena et finit par s'adresser à la fondation qui gère les archives de Zonderwater. On lui confirma qu'effectivement son père avait été prisonnier du camp et on lui indiqua le nom du petit village dont il était originaire. Après quelques tentatives infructueuses depuis l'Afrique du Sud, Mary décida de se mettre en route vers la Calabre. Là-bas, sans connaissance de la langue, elle dut batailler pendant quelques jours. Au village, son père de sang était décédé et elle trouva sa tombe, mais plus personne portant ce nom ne vivait dans le coin. Finalement à force de ténacité, insistant auprès du curé de la paroisse, elle obtint les coordonnées d'une femme.
Elle se rendit alors à l'adresse indiquée. Elle se présenta devant la maison. Elle trembla sans doute mais osa sonner. Alors la porte s'ouvrit et elle se retrouva... face à un miroir. Mary racontant son périple répétait : c'était comme si je me retrouvais devant mon miroir. La femme qui lui avait ouvert et elle se ressemblaient comme deux gouttes d'eau.
Sa sœur lui dit plus tard que leur père ne l'avait jamais oubliée. Durant toutes ses années de vieillesse, il répétait : ma fille, ma petite fille et il se désolait de tant d'impuissance. Mary avait bouclé la boucle. Probablement qu'elle avait pressenti depuis toujours l'existence d'un mystère, d'une autre origine, d'une terre étrangère portés tout au fond d'elle-même et qu'elle n'aurait su nommer. Peut-être qu'elle s'est sentie soulagée après que le voile de son histoire se fut levé. Peut-être qu'elle a pleuré devant le paysage rugueux et sublime qui se déroulait devant elle. Il y a tant de "peut-être" dans cette histoire en suspension que seul un romancier serait en mesure de les décrire. L'essentiel tient sans doute dans l'obstination à savoir, dans le cheminement vers la vérité et dans le regard que deux sœurs se sont échangé sous la lumière limpide d'un ciel méditerranéen.
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(**) Je me propose de parler plus longuement de ce camp prochainement, car il fut un concentré de douleurs et de solidarités exceptionnelles.
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