dimanche 27 octobre 2024

Voyager : se souvenir des belles choses

 
Jockey blessé / Edgar Degas / Kunstmuseum / Basel

Dans le silence du retour, il m'a soudain demandé : quels moments as-tu préféré ? Sans hésiter, j'ai pensé aux rizières à la hauteur de Vercelli, que l'automne avait oxygénées, à ces longues étendues jaunes, entre l'ocre et le safran, qui longeaient l'autoroute, d'un jaune que le brouillard rendait pastel et que la vitesse agrémentait de mille nuances, entre l'émeraude et le tilleul,  on aurait dit qu'un Rothko s'était laissé aller à peindre le paysage sans lésiner sur la dépense, un jaune incroyablement dense, tellement qu'il m'a fait penser à ce tableau de Degas, Le jockey blessé, qui dans mon souvenir était dominé par la couleur du pantalon du personnage étendu à terre, et maintenant, en revoyant l'image, je réalise que cette surface jaune n'occupe qu'une toute petite partie de la toile, alors qu'il s'agissait pour moi d'un tableau à dominante miel intense, or, objectivement, le vert de l'herbe et le brun du cheval l'emportent sur tout le reste. Impressionnant de constater combien même dans le domaine chromatique la mémoire peut être subjective. Cela étant, les quelques instants passés à admirer ces champs défilant à toute vitesse, je ne les oublierai pas. Ils resteront les plus beaux "moments jaunes" de ma vie.
Puis j'ai pensé à un autre instant, celui où, ayant sonné à l'imposante porte en bois du palazzo Gozzani Treville, et ayant poussé la petite porte après avoir perçu un léger déclic, je me suis retrouvée dans le monde ébouriffant du palais, orné  de volumes et de fresques, dans cet univers silencieux, à demi plongé dans la pénombre, que j'avais beau connaître, mais qui à chaque fois me saisit à la gorge et me surprend, j'ai regardé, prise de tournis, la cour et l'escalier monumental, le plafond orné de peintures gigantesques, les mille détails appartenant à ce lieu unique, frissonnant d'admiration et d'impatience, j'ai contemplé, impressionnée, estomaquée, ébahie par tant de splendeur et presque un peu dissociée, car il y avait en moi celle qui regardait en montant les escaliers et se dirigeait lentement vers les salles du restaurant, et il y avait celle qui se regardait évoluer dans cet environnement magique, frôlant le fantastique.

Fresque escalier monumental / Palazzo Gozzani Treville / Casale Monferrato

Sur la route du retour, tandis que je lui répondais, j'ai réalisé que j'avais vécu au cours de cette escapade piémontaise une suite d'expériences touchantes et rares, mais que les deux moments qui m'avaient le plus marquée n'avaient duré qu'une poignée de secondes - peut-être une minute, mais certainement pas deux - et n'étaient pas de nature à se raconter, ni même à se décrire. Ce qui marque le plus la mémoire ce n'est pas la durée, ni la lucidité, mais l'intensité de ce que notre corps éprouve, à travers tous nos sens, et qu'il parvient à lui communiquer de façon impérative.
 

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