samedi 30 novembre 2024

Lire : une maison et son héritage

 

 
Je suis en train de lire ce livre plutôt original et envoûtant et je sais déjà, alors qu'il est entamé aux trois quarts, qu'il me faudra le relire encore une ou deux fois avant d'en avoir fait le tour. Il ne s'agit pas d'un livre qui autorise le lecteur à se laisser distraire, en sautant quelques lignes, voire tout un passage. C'est un ouvrage exigeant (ce qui ne l'empêche pas d'être rempli de tendresse et d'humour), présenté comme un roman, mais qui tient du récit autobiographique, de la biographie, et même de l'essai philosophique. Il s'intitule "La maison du magicien" et, si on voulait le résumer, on pourrait dire que l'écrivain s'est fixé comme projet de rédiger une affectueuse biographie de son père. On pourrait aussi estimer que ce livre contient une somme de considérations sur le sens de la vie, l'importance des lieux et des personnes que l'on est amené à y croiser, la manière dont les liens s'y révèlent. On l'aura compris : ce livre appartient à la catégorie des indéfinissables.
 
J'avais déjà parlé ICI de son auteur, Emanuele Trevi, lequel avait publié il y a quelques années un récit intitulé "Deux vies" où il évoquait le souvenir de deux amis écrivains décédés prématurément. Avec ce dernier roman, il continue de dépeindre un proche disparu, en l'occurrence son père, un psychanalyste jungien renommé, décédé en 2011. Après la mort de Mario Trevi, il s'agit de régler ses affaires et, entre autres, de vendre l'appartement romain il où avait vécu et reçu ses patients. Or, le temps passe et le logement, bien que situé dans un quartier prisé de Rome, ne trouve pas acquéreur. Il est sans doute un peu désuet, et peut-être qu'il y résonne encore les voix des nombreuses âmes blessées venues se confier entre ses murs. Des échos aptes à éloigner d'éventuels acheteurs. C'est alors qu'impulsivement, Emanuele se résout à racheter la part de sa sœur et à emménager dans l'antre du "magicien", comme il l'appelle. 
 
J'avais commencé à rassembler du matériel pour écrire sur mon père depuis quelques mois - raconte Emanuele Trevi - lorsqu'une nuit de fin février 2022, j'ai enfin rêvé de lui. En ramassant un crayon sur la table de nuit, j'ai réussi à fixer le souvenir... Le fait est que je voulais à tout prix un signal, un signe d'approbation. Écrire sur des personnes et des événements réels n’est pas très différent de s’essayer à des histoires complètement inventées. Interview accordée au Corriere del Veneto / 03.08.2024

En plaçant la figure paternelle au cœur de cet ouvrage, l'auteur ne se lance pas dans un discours linéaire. Au contraire, il procède par touches, raconte quelques épisodes, des incidents, des anecdotes qui en disent plus long sur son modèle que ne le feraient de longues descriptions réalistes. Il est ainsi question de deux visites à la Biennale de Venise, effectuées par le père et le fils à 25 ans d'intervalle, et qui l'une comme l'autre ne se sont pas déroulées de manière ordinaire. Il est question de la conduite automobile du père, dont l'évocation hilarante rappelle combien conduire et être au monde sont deux activités tout à fait similaires. Il est question aussi d'un des principaux hobbys du thérapeute, collectionner des pierres, de simples pierres afin de les polir et d'en révéler la beauté dans leur absolue banalité, un hobby qui apparaît comme le versant tangible de son travail auprès des êtres. 
 
Si, naturellement, on trouve en bonne place des références aux écrits de CG Jung, en particulier aux "Métamorphoses de l'âme et ses symboles", un livre sur lequel Mario Trevi avait longuement travaillé, le récit comporte également le passage de trois étonnantes présences féminines, trois "apparitions" plus ou moins réelles, plus ou moins autorisées : une femme de ménage péruvienne aux prestations aussi nulles qu'elle est haute en couleurs; une déconcertante visiteuse nocturne; une plantureuse  "paradisiaque" au tumultueux passé.

De qui parlons-nous quand nous parlons des autres ? De qui faisons-nous le portrait ? N'est-ce pas nous mêmes que nous retrouvons au fil de nos observations ? Au cours de la narration, tandis que se profile l'image d'un personnage un peu distrait, doux, indéchiffrable, qui avait le pouvoir de guérir les âmes par son écoute et sa présence, mais se retranchait le plus souvent dans son "arrière-boutique" et fuyait la vie sociale, apparaît aussi en creux la personnalité de l'écrivain, fils attentionné, observateur fidèle et gribouilleur obstiné.

Un livre qui ne ressemble à aucun autre. Énigmatique tout en étant écrit dans un style fluide, il conduit le lecteur à cette évidence : il n'existe pas d'explication à toute chose, les mystères et les contradictions persistent et l'essentiel quoi que l'on expérimente est sans doute de savoir observer sans juger. 


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