vendredi 9 mai 2025

Vivre : écoulements

 
Monument à Giovanni Battista Tempesti / Camposanto / Pisa
 
Comme surgies de nulle part, les larmes coulaient de mon corps et le temps que j'arrive au sommet et que je sente le souffle du vent, je devais vraiment prendre sur moi pour arrêter de sangloter. A croire que la vitesse de l'escalator m'entraînant dans son ascension était l'expression physique d'une conversation que j'entretenais avec moi-même. [p.9]
 
Je me suis proposé récemment de relire la trilogie biographique de Deborah Levy. Dans Ce que je ne veux pas savoir la narratrice part du jour au lendemain à Majorque parce qu'elle se trouve dans une phase compliquée de sa vie et qu'elle se met à pleurer dans les escaliers qui remontent du métro londonien. Ce qui refuse de rester encore confiné dans les profondeurs et demande à voir le jour, ce sont des souvenirs sud-africains et des souvenirs d'exil, ce qu'elle sait, mais qu'elle avait jusque là relégué aux oubliettes de son existence.
Dans le train, hier, je rentrais d'un rendez-vous chez mon ophtalmologue - une femme charmante qui m'a donné de bonnes nouvelles quant à ma capacité à voir clair - mais ensuite, sur ma banquette, j'ai levé soudain les yeux de mon livre. J'avais ressenti des larmes qui se bousculaient pour atteindre mes paupières. Comme si elles voulaient les laver encore, comme si mon ophtalmologue n'avait pas achevé son travail et qu'il y avait encore des points à nettoyer. Je lisais une écrivaine qui se rappelait de son enfance - l'emprisonnement de son père, le départ inévitable dans un pays où il était si difficile de porter les bons vêtements à la bonne saison - et, comme elle, j'avais terriblement besoin de ne pas vouloir me souvenir des exils de mon enfance. 
J'ai voulu retenir mes larmes. Mais les larmes étaient impossibles à retenir. J'ai réalisé que toute ma vie je m'étais efforcée de contrôler mes pleurs, d'évaluer la légitimité de leur flux. Je considérais qu'il y avait des larmes qui avaient lieu et d'autres qui n'avaient pas lieu d'être. Je voulais imposer une bienséance à mes larmes, fondée sur la douleur, le deuil, les événements traumatiques attestables. Tandis que les larmes d'hier se fichaient pas mal de prouver leur légitimité : elles tenaient à s'exprimer, à être entendues et me forçaient à voir plus clair que ne l'avait fait la doctoresse dûment diplômée. C'étaient des larmes indociles, terriblement rebelles, envoyées par l'enfant que j'avais été.
Alors que le laitier déposait des bouteilles sur le pas de notre porte dans un bruit de verre qui s'entrechoque, j'ai soudain compris pourquoi les pots de miel, de beurre de cacahuète et les bouchons de ketchup n'étaient jamais au bon endroit dans notre domicile familial. Ces couvercles, comme nous, n'avaient pas d'endroit à eux. J'étais née dans un pays et j'avais grandi dans un autre, mais je ne savais pas trop auquel j'appartenais. Et autre chose. Je ne voulais pas le savoir, mais je le savais quand même. Remettre un couvercle à sa place revenait à faire comme si nos parents étaient à nouveau ensemble, vissés l'un à l'autre, plutôt que chacun dans son coin. [p.124-125]
Ce que je ne veux pas savoir, Déborah Levy, 2021, éditions du Sous sol, trad, Céline Leroy
 
 

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