mercredi 21 mai 2025

Vivre : la nature des espaces

 

 
Située au cœur d'un village sinistre - au prime comme au dernier abord totalement sinistre - où les habitants émergeaient tels des spectres vaquant à on ne sait trop quelle activité, magasins ouverts qui paraissaient fermés, devantures poussiéreuses où personne n'aurait eu l'idée d'entrer, la maison F. se présentait comme une île. Une île d'élégance, de silence, un hortus conclusus où tout n'était que classe et prévenance, où tout était voué au confort et excluait la vulgarité. Même les pétales tombés dans le jardin semblaient savamment disposés.

Tous les jours, en rentrant d'escapade, nous trouvions sur notre table de chevet notre bouteille d'eau minérale remplacée. Tous les soirs, dans le restaurant plus que centenaire, nous était servi - et pour nous seuls - une sorte de banquet. Nous avions opté pour la confiance et nous ignorions ce qui allait nous être servi. Dans la plus pure tradition piémontaise, on nous présentait à chaque repas un menu différent, une déclinaison de quatre plats : un antipasto, un primo, un secondo et un dessert, associés à des crus somptueusement sélectionnés. La nourriture était délicieuse, préparée avec un savoir-faire consommé (et très très copieuse malgré nos réserves cent fois exprimées). Je crois n'avoir jamais connu de lieu plus généreux et attentionné. Je crois n'avoir jamais si bien mangé (même si en fin de séjour mon estomac commençait à implorer pitié).
 
 
De la fenêtre de notre immense chambre, on apercevait le bâtiment industriel - une ancienne filature - qu'une galerie d'art contemporain occupait depuis trois décennies et que la maîtresse des lieux nous avait fait visiter. Les espaces étaient vastes, d'une blancheur immaculée. Pas plus de cinq œuvres dans des salles faisant chacune bien 300 mètres carrés. Madame T.R. déroulait des explications sur les artistes de l'arte povera exposés. On aurait dit que tout le monde devait connaître Giuseppe Penone, Richard Long, Daniel Buren aussi bien qu'elle les connaissait. Elle a balayé une de mes questions d'un geste de la main. Manifestement, elle se voulait guide sans fournir de clefs. Nous a demandé si nous irions à Art Basel cette année (a ajouté que cette foire n'était plus ce qu'elle était). Elle aurait pu simplement incarner la caricature d'une propriétaire de galerie contemporaine. Je crois qu'un profond deuil la rongeait. 
 
 

Après ce séjour, je me suis longtemps posé des questions sur les lieux que nous avions traversés. A quoi tient le caractère d'un village, qu'est-ce qui le rend si différent d'un village situé juste à côté, à quoi tient le fait qu'on s'y sente bien, qu'on y respire un air magique ou qu'on ait l'impression d'y étouffer ? Qu'est-ce qui rend un marché vivant et  joyeux, donne le goût de s'y balader tandis que les étals d'un autre, situé à moins de deux kilomètres, vous donnent juste envie de pleurer ? Qu'est-ce qui vous met à l'aise, vous accueille, vous fait place et qu'est-ce qui vous file juste le désir de vous sauver ? Les lieux sont comme les gens. On part à leur rencontre. On les aime. On les comprend. On peut aussi les exécrer. On peut tenter de les connaître ou de les apprivoiser. J'ai adoré une éleveuse de chèvres, rencontrée deux jours de suite sur des places où elle vendait ses fromages. J'ai adoré ses réponses laconiques et la complicité née entre nous, juste en discutant à propos de la croûte que certains écartent, tandis que nous, nous aimions la manger.
 

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