Soudain, un groupe de chevaux sauvages se dessina sur l'horizon. Ils avaient la crinière longue et bondissaient en liberté, poussés par le vent à moins qu'il ne fussent alertés par mon approche. L'un d'entre eux, plus grand et plus intrépide, attendit, immobile, et me fixa. Puis il dessina dans l'air une arabesque, encolure fléchie, membres rassemblés, tourna sur lui-même et, après m'avoir regardé une dernière fois, disparut. [...] C'est ainsi que les humains d'aujourd'hui, après le long détour des monothéismes, en reviennent à des éblouissements qui leur font incarner le divin dans les objets de la nature : les nuages, la montagne, les chevaux. [p.208-209]
La littérature de voyage fait partie de mes lectures préférées et, en cette saison de canicules répétées, c'est un bonheur de m'y adonner. Bien calée dans le calme souverain des longues après-midis silencieuses, je suis les pas de randonneurs au rythme des stores battus par la brise au-dehors.
Je viens de relire Immortelle randonnée. Compostelle malgré moi et, comme pour chacune de mes relectures, je suis frappée de constater que ce ne sont jamais les mêmes passages qui me donnent du grain à moudre et du plaisir à avancer (en l'occurence ces jours-ci progresser de la manière la plus immobile possible, mentalement, le moindre mouvement corporel donnant matière à transpirer).
Le Chemin réenchante le monde. Libre à chacun, ensuite, dans cette réalité saturée de sacré, d'enfermer sa spiritualité retrouvée dans telle religion, dans telle autre ou dans aucune. Reste que, par le détour du corps et de la privation, l'esprit perd de sa sécheresse et oublie le désespoir où l'avait plongé l'absolue domination du matériel sur le spirituel, de la science sur la croyance, de la longévité du corps sur l'éternité de l'au-delà. Il est soudain irrigué par une énergie qui l'étonne lui-même et dont, d'ailleurs, il sait très bien que faire. [p. 209]
Cette fois-ci, c'est le concept de MUL (ou marche ultralégère), rapporté par Jean-Christophe Rufin, qui a capté mon attention.
L'axiome central de la pensée MUL tient en une phrase : "Le poids, c'est de la peur".Pour les adeptes de cette démarche, l'essentiel consiste à méditer sur la notion de charge et, au-delà, sur le besoin, sur l'objet, sur l'angoisse qui s'attache à la possession. [p.235]J'avais regardé ces sites avec curiosité et un peu de condescendance, je l'avoue, pour ce qui m'apparaissait comme une lubie minimaliste un peu folklorique. [...] mais dès que je me suis engagé sur le Chemin tout a changé. A chaque étape, je considérais, cette fois avec sérieux, les objets que je transportais, en me demandant honnêtement s'ils étaient indispensables. Ce dépouillement progressif, cet effeuillage de la mochila [note : le sac à dos, en espagnol] s'est poursuivi tout au long des étapes. La réflexion sur mes peurs a cessé d'être un sujet de plaisanterie : j'ai pris l'affaire avec gravité. [p.235-236][...]à mesure que le Chemin s'allonge, la mochila maigrit et atteint une forme d'équilibre frugal qui touche à la perfection. [p.236]
Cette notion de poids et de charges liées aux peurs qu'on porte constamment avec soi m'a fortement interpelée. Du fond de mon fauteuil, je me suis demandé si cette réflexion du pèlerin ne pouvait pas être transférée par analogie à la manière dont on chemine dans l'existence, dont on accepte de se charger de mille pensées, objets et objectifs, par conséquent : mille problèmes, au point de les trouver naturels, sans s'interroger sur leur utilité ou leur sens. Quelques pages avant la fin, l'auteur émet une réflexion qui fait écho à ces pensées :
Plusieurs mois après mon retour, j'ai étendu la réflexion sur mes peurs à toute ma vie. J'ai examiné avec froideur ce que littéralement je porte sur le dos. J'ai éliminé beaucoup d'objets, de projets, de contraintes. J'ai essayé de m'alléger et de pouvoir soulever avec moins d'efforts la mochila de mon existence. [p271]
Même si, à l'instar de J.C. Rufin, on se rend compte qu'après une phase de progression, on a tendance à rentrer dans le rang, que la vie reprend, que rien ne semble avoir changé, il n'en demeure pas moins qu'une fois sur le chemin, la pensée de l'indispensable et du superflu refait surface. Elle s'en va. Mais elle ne tarde pas à revenir à intervalles réguliers. On a pris conscience à un moment donné qu'on doit se délester, que la croissance continue est un leurre, une maladie dangereuse, et que c'est d'elle dont il faut avoir peur. Alors, alors, on réalise qu'on n'a jamais quitté ce chemin. On est toujours en train de cheminer. On the road again and again.