samedi 5 avril 2025

Vivre : la prodigieuse banalité de nos journées

 

 
Tous les matins, l'heure d'été nous arrache de plus en plus tôt à nos couches pour nous conduire là-haut où nous attendent les appels de la lumière et des oiseaux. Un chamois - toujours le même? - nous coupe la route, vaguement contrarié. Un pic assidu tambourine. Un géant se languit et dit son chagrin d'arbre meurtri. Au-dessus de nos têtes ça piaille et ça crie.
 

 

 
 
Nous nous hâtons. Nous courons. Nous tenons absolument à le surprendre, notre trésor orange. Le soleil surgit subitement comme un loir insomniaque. Il se roule en boule. Il jaunit, il blanchit, il rougit. Il explose. Nous profitons de ces dernières heures et de ces derniers jours de transparence. Bientôt, nous affronterons ici des murs de frondaisons exubérantes. Le cœur nous pince de cet dernier adieu à l'hiver, toujours trop doux toujours trop court.
 

Tous les après-midi, la forêt par petites touches reverdit. Elle a les timidités d'une jeune fille qui rosit. Elle nous donne à voir les tapis d'ail des ours qui nous offrent à déjeuner, des bouquets d'anémones qui saupoudrent les bosquets.
 
Du matin au soir, nous vivons au rythme du végétal et, quand il nous arrive de nous rendre en ville, nous nous sentons déphasés, agressés, perdus, de gros patauds qui ne maîtrisent ni les codes ni les usages. Nous posons des regards navrés sur les façades qui ne cessent de se dresser : comment les gens peuvent-ils se caser dans des rues aux monotones visions, qui n'offrent que grisailles à leurs enfants ? Vite, nous faisons nos courses, visitons nos expositions, et puis nous remontons rejoindre les délirantes primevères incendiées par les derniers rayons.
 
 

vendredi 4 avril 2025

Vivre : Still life/ 164

 

 
La nature se refait une beauté : tout scintille, reverdit, appelle l'harmonie. Face à cette remise à l'ordre, la maison ne veut pas être en reste : 
elle réclame des soins, aspire à l'éclat, ne supporte aucune impureté. Repeindre, donc, réarranger, élaguer, mais avant tout : dépoussiérer. 

jeudi 3 avril 2025

Habiter : dans la maison vide

 
Château de Govone / Piémont
 
Ainsi donc les habitants du grand appartement - le plus haut, le plus grand du village - ont décidé de s'en aller au bout de même pas deux ans ? L'agent immobilier discutait à haute voix de la valeur du logement - large vue, baies vitrées, 250 mètres carrés - avec la femme bien décidée à l'inonder de multiples arguments. Il y a des maisons comme ça, qui ne parviennent pas à se fidéliser leurs habitants, comme certains magasins dans des rues pourtant bien fréquentées, leurs clients. 
Ce lieu avait connu depuis le début une série de difficultés : les premiers à s'en porter acquéreurs s'étaient vite désistés - une affaire de répartition du terrain dans la copropriété qui avait mal tourné - les seconds étaient allés jusqu'au bout du projet, mais leur mariage, lui, n'avait pas résisté : au bout de deux ans, elle était partie, avec leur bébé, et le logement était finalement resté vide pendant quelques années. S'étaient ensuite succédé quelques locataires - une famille d'expatriés, un naturopathe réputé - qui, curieusement eux aussi, avaient jeté l'éponge au bout d'une ou deux années - étonnant comme un logement peut être une affaire de chiffres, qui ne concernent pas seulement des francs ou des mètres carrés, des chiffres comme des cycles qui ne cessent de rempiler. Enfin, dernièrement, le bel appartement a été racheté par "des gens très bien sous tous rapports, le mari occupant une fonction de directeur". Et voici l'espace malaimé, mal compris, mal occupé à nouveau proposé. 
Trouvera-t-il un jour chaussure à son pied, des habitants à demeure, qui sait ? Les choses pour lui se sont mal engagées, mais peut-être quelqu'un saura-t-il un jour comprendre cet endroit, le bichonner, mettre en lumière ses attraits, le valoriser, bref : tout simplement l'apprécier. Y a-t-il au monde chose plus triste qu'un lieu - comme un être - qui n'a jamais été aimé ?
 

mercredi 2 avril 2025

Vivre / Habiter : un rêve

 
Paesaggio siciliano / Giovanni Lombardo Calamia / GAM / Palermo
 
 
Fichtre! que la maison perdue entre les sapins face aux montagnes était belle! (et datant de 1791, s'il vous plait!) Pour un peu j'aurais craqué... un zéro de moins et je n'aurais guère hésité... bien sûr : ni eau courante, ni électricité, ni accès direct motorisé, mais... quand on aime on ne s'attache pas à de petits détails comme ça. Tout à coup, j'ai senti mon instinct de bricoleuse se réveiller, j'ai invoqué ma grand-mère paysanne qui avait élevé ses cinq enfants sans aucune commodité, et les uns après les autres, mille détails sont venus me parler des possibilités de réduire mon train de vie à l'essentiel : toilettes sèches, énergie photovoltaïque, poêle à bois, bombonne de gaz et même Fabienne Verdier avec sa toilette a minima : 
Mais finalement, je préférais utiliser la bassine et la Thermos dans ma chambre où je me lavais le bout du nez et ce qui faut quand il faut. C'est en Chine que j'ai appris à me débrouiller : vous trempez votre petite serviette dans de l'eau très chaude, vous l'essorez, puis vous vous la passez sur tout le corps ; nul besoin de se sécher : vous êtes sec en quelques secondes. [Passagère du silence, p.55, Albin Michel, Paris, 2003]
Évidemment, la partie sage et raisonnable qui tient trop souvent les rênes en moi a exigé une feuille pour l'élaboration de deux colonnes : avantages / inconvénients et l'une est nettement plus longue que l'autre. Mais depuis deux jours je retourne voir l'annonce, et les photos, et je ne peux me résoudre à abandonner. Il y a en moi une solide montagnarde qui ne demande qu'à s'évader (et soupire en découvrant que l'annonce n'a pas encore été supprimée).



mardi 1 avril 2025

Vivre : saisons belles qui passent

 
Il Giudizio finale / Buonamico Buffalmacco / Camposanto / Pisa
 
Elle pleure, elle a l'âme chagrine. On tente  de l'apaiser : puisque rien n'est figé, rien n'est voué à durer, pourquoi l'amitié devrait-elle rester pétrifiée ? Comme un oiseau, un papillon posés sur une branche, comme une inspiration que rien ne peut retenir, les sentiments vont et viennent au gré des circonstances. Les attachements sont appelés à se délier sans qu'on en porte la responsabilité. La durabilité n'est pas forcément gage de qualité. Accepter d'en avoir le cœur éraflé. Laisser les oiseaux, les papillons s'envoler. Laisser les saisons passer. Et se réjouir d'offrir ailleurs la place ainsi libérée. 

lundi 31 mars 2025

Vivre : les sept temps du silence

 
 
 
ces derniers temps, de plus en plus besoin de lieux calmes,
de personnes calmes, de trilles, de clapotis, de formes simples.
me font fuir les salles où l'on mange en hurlant pour ne tenir que
des propos inconsistants, les décibels qui augmentent, l'indifférence
progressive à ce qui entre dans les ventres, le brouhaha poussant 
à se rencontrer pour mieux s'entrechoquer, le mépris du silence,
me manquent les soupirs et les trêves, les suspensions et les pauses


dimanche 30 mars 2025

Lire / Voir : cicatriser

 
 
Le mot islandais ör signifie "cicatrices". Il n'est ni féminin ni masculin, mais d'un troisième genre qu'on appelle neutre. Ör est identique au singulier et au pluriel : une ou plusieurs cicatrices. Le terme s'applique au corps humain, mais aussi à un pays, ou un paysage, malmené par la construction d'un barrage ou par une guerre. Nous sommes tous porteurs d'une cicatrice à la naissance : notre nombril - qui constitue pour certains le centre de l'univers. Au fil des années s'y ajoutent d'autres cicatrices. Le héros de Ör, Jonas Ebeneser, en a sept, chiffre assez proche de la moyenne. Ör dit que nous avons regardé dans les yeux, affronté la bête sauvage, et survécu. [Note de l'auteur, p.197]
En sortant de la projection, j'ai pesté contre ma politesse, qui m'a fait applaudir un film d'une confondante banalité, qui m'a obligée à rester jusqu'à la fin des échanges - des questions convenues, dégoulinantes de glucose savamment enveloppé, des réponses sans véritable intérêt. Je m'en suis voulu de ne pas m'être sauvée discrètement dans la pénombre, fuyant une séance dont les 93 minutes m'avaient paru une éternité. La cinéaste avait dit : c'est son premier roman à être adapté, la romancière a aimé. Il est permis d'en douter.
Il faut admettre que l'hôtel retenu était un bâtiment d'une classe folle et d'un grand intérêt historique. Il faut relever aussi que la jeune actrice, Lorena Handschin, illuminait l'écran. Elle prononçait au milieu du film un monologue sobre sur les meurtrissures de la guerre qui donnait du relief à une suite de dialogues d'une effarante platitude. Mais je n'avais retrouvé dans le long-métrage ni l'humour percutant ni la capacité d'évocation ni la perspicacité propre à Auður Ava Ólafsdóttir. Alors, je suis entrée dans la providentielle librairie La forme d'un livre pour me procurer le texte original et l'explorer.
Ör est un roman datant de 2016 dont la version française des éditions Zulma est sortie en 2017. Du début à la fin de son récit, l'écrivaine utilise le phénomène de la cicatrisation comme fil rouge. On pourrait dire que le thème principal est celui de la réparation. Comment peut-on se reconstruire après une chute, un traumatisme, une catastrophe, tant sur le plan individuel qu'écologique ou social ? Quels cheminements parcourir, quels fonds toucher, pour pouvoir parvenir à émerger ?
L'histoire, c'est celle d'un homme en crise, un bricoleur sensible et déphasé, déterminé à en finir avec une vie où tout semble se désagréger. Son mariage au long cours s'est détricoté, sa mère à la mémoire trouée vivote dans un EHPAD, sa fille adorée est partie vivre ailleurs et il apprend de son épouse qu'il n'en est pas le père biologique. Ces trois femmes sont les trois Guðrún de sa vie et, sans elles, il ne ressent plus le goût de continuer.
En songeant au suicide, il voudrait ménager sa fille, seule personne susceptible de trouver son cadavre. Alors, il pointe un endroit, quelque part sur la planète, un lieu où un conflit vient tout juste de se terminer. Il échafaude des plans pour sa dernière semaine et, comme il est très habile de ses mains, il pense en dernière minute à emporter sa vieille caisse à outils, à l'appui de son projet.
Il arrive dans un lieu où tout est détruit. Tout n'est que gravats, sauf l'hôtel Silence où il a réservé une chambre. A ce point, bien sûr, on est tenté de se dire que l'histoire est prévisible : face aux destructions massives, aux atrocités, face aux besoins vitaux qui émergent de tous côtés, le mal de vivre n'a plus sa place. Ou plutôt : sera remis à sa place et les aptitudes manuelles de Jonas Ebeneser sollicitées de tous côtés. C'est là qu'intervient le talent d'Auður Ava Ólafsdóttir pour évoquer la souffrance avec pudeur, les aléas de l'existence avec poésie et les méandres de la reconstruction avec humour.
- C'est un manuel de conversation pour apprendre la langue, ça peut vous intéresser. Je vous le recommande. [...]
Un des derniers chapitres a pour titre : "Objets qu'on perd parfois", la liste en est fort longue :
Imperméable
Gants
Parapluie
Lunettes
Alliance
Passeport
Stylo
Tournevis

Sois-même ne figure pas sur la liste. [p.176]
Il est courant d'être déçus par l'adaptation cinématographique d'un livre aimé. Ici, ce film trop joliment ficelé m'a permis d'aller rejoindre un roman incitant à méditer sur les voies de la guérison et dont les titres des courts chapitres sont à eux seuls des invitations à voyager (ce sont des vers de poètes ou de philosophes, comme Nietzsche, Leonard Cohen, Garcia Lorca, Jónas Þorbjarnarson ou même un extrait de l'épitre aux Corinthiens) : 
Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d'autres // C'est sous son aile que tu chercheras asile // Il y a tant de voix dans le monde et aucune n'est dépourvue de sens // Peu d'hommes tuent la plupart se contentent de mourir // Et puis le silence éclate comme une montagne // Je compte les pas entre toi et moi //...