mardi 4 novembre 2025

Habiter : rêver sa vie ou vivre son rêve

 
  
Oh là là! Elle dit qu'elle n'ose pas avouer à son compagnon que leur maison de rêve, celle où ils viennent d'emménager, celle qui leur a coûté pas mal d'efforts pendant près de deux ans, quelques conflits (et aussi un bras puisqu'elle a déséquilibré leur budget), elle n'ose pas lui dire que cette maison, elle ne l'aime pas, elle n'en veut pas. Les cartons ne sont pas encore tous déballés, il reste quelques travaux à terminer, mais elle, elle est obsédée par une idée fixe : elle veut tout simplement vendre et s'en aller.
Tout le monde y va de son conseil. Certains la questionnent. Son mari tente de la rassurer. On peut la comprendre : un projet de maison, c'est une sacré aventure, qui tient de l'investissement financier, affectif, psychique, et bien sûr physique. C'est un parcours du combattant dans lequel on peut perdre des plumes et on ne s'en sort qu'en sachant se ménager. On connaît des couples qui n'y ont pas survécu et des gens qui en ont burnouté. 
Face à ce qu'elle raconte, on a juste envie de lui demander : "C'est quoi, pour toi, une maison de rêve?" Est-ce toi qui rêvais ou ce rêve, l'as-tu emprunté ?" 
C'est que cette notion "de rêve" on ne l'a jamais vraiment comprise. Un mariage "de rêve". Des vacances "de rêve". Une vie "de rêve". Qui est-ce qui rêve ? Qui est-ce qui va devoir un jour se réveiller ? Comment faire pour que le rêve ne vire pas au cauchemar ?
On lui souhaite de prendre du recul. Tout le temps nécessaire. Car dans le fonds, le lien à une maison, c'est tellement intime, et c'est toujours à elle-même qu'elle va se confronter, dans la démarche de l'adopter ou de s'en défaire.
  
 

lundi 3 novembre 2025

Vivre : Still life / 182

 

 
Ces derniers temps, je n'aspire qu'à l'oisiveté. Surtout, ne pas me bousculer, ne pas trop m'en demander. Je ne veux que ralentir, humer la terre, regarder le soleil surgir, sur la chaussée sauver un vers, expirer et expirer encore. C'est comme ça : je n'ai besoin de pas grand chose, je ne demande pas grand chose, si ce n'est aucune contrariété, juste me laisser aller. Alors, le soir, sans musique, sans interview, sans le moindre stimuli, j'aime rouler les gressins, sentir la pâte sous mes doigts, irrégulière, huiler les tiges, enfourner et laisser le four faire. Trois fois rien. Juste de quoi accompagner un apéro sans manières. 
 
 

dimanche 2 novembre 2025

Vivre : sans rapport, l'Australie, les croissants au beurre

 
extrait de Big Sky / Adam Ferguson / Arles / 2025
 
J'apprécie de plus en plus souvent les  situations qui me ramènent à la lenteur, à l'apaisement, à la profondeur. Ce matin, je me suis glissée dans la file qui attendait devant Bread à porter, la boulangerie sous les arcades où l'on fabrique tous les produits sur place. Personne n'était pressé, personne pour s'impatienter. On se tenait la porte. On pénétrait dans le minuscule espace sans se bousculer. La file avançait lentement car en ce samedi une jeune vendeuse était en train de se former et elle se trompait apparemment souvent (ou alors elle n'était pas assurée). Il y avait en revanche quelque chose de très rassurant dans le fait que tout le monde trouvait évident de former quelqu'un un samedi, jour d'affluence, et, dans l'arrière-boutique, le patron ne se privait pas, entre deux fournées, de boire un café avec une connaissance passée en visite. Deux de ses employés s'activaient en cadence pour préparer des croissants, noisette ou amandes. Les gens trouvaient que prendre son temps un samedi matin allait de soi (et quant à moi j'en profitais pour observer la beauté des miches exposées, il y avait dans la vitrine une production à la farine bise, constituée de trois boules écrasées et déformées si bien que le pain formait un triptyque de toute beauté). 
En sortant, avec ma baguette et mes viennoiseries, j'ai constaté que même en allant à son rythme, un rythme très différent de celui des coups de frein et des klaxons, tout finit par arriver à bon port, dans une sorte d'harmonieux équilibre, de précision des gestes. J'ai constaté aussi combien sont délicieuses les brioches fabriquées dans de bonnes conditions (ce goût léger, cette saveur de beurre). 
Ces derniers temps, un géant de la grande distribution a provoqué un vif débat en promouvant du pain à 99 centimes la miche, affirmant qu'il voulait ainsi secouer l'inertie des artisans-boulangers. Que vaut ce pain ? Comment est-il préparé ? Peut-on le voir en train de lever ? Quand on passe devant l'une de  leurs filiales, le parking est toujours plein, les  gens se pressent comme s'ils se rendaient à un grand rassemblement. On les  voit ressortir avec d'immenses caddies, dans lesquels les produits sont vendus par lots de 10, ou de 20. On s'agite pour gagner en quantité. Mais il n'est pas sûr qu'en si grande quantité on ne se sente pas autorisé à jeter.
Alors, subitement, sans transition, cette ruée vers l'or m'a fait penser aux photographies d'Adam Ferguson, la série Big Sky, découverte à Arles, cet été. 
 

 

Ce photographe australien, après des années de travail à l'international, souvent dans des territoires en guerre, a décidé de tourner son objectif vers les réalités de son pays. Dans un effort pour comprendre sa terre natale, il a parcouru 150'000 kilomètres durant une décennie. L’œuvre qui en résulte saisit aussi bien la dévastation extrême que les moments paisibles, la solitude et les relations entre les gens qui sont chez eux sur ces terres arides de l'intérieur. 
 
L’intérieur des terres australiennes, ou outback, est un espace chargé de mythes, souvent fantasmé par la culture populaire et auréolé de mystère. Sa réalité est cependant bien plus complexe et multiple. Le bush est composé de terres aborigènes qui ont été rebaptisées et remaniées par la colonisation, le pastoralisme et le capitalisme ainsi que par l’impact des événements météorologiques extrêmes résultant du changement climatique. Ces dernières années, le choix de l’exploitation minière à grande échelle, la mécanisation agricole et la migration vers des centres régionaux plus grands ont drastiquement altéré le paysage culturel et environnemental du cœur de l’Australie. Grand ciel (Big Sky) explore les profonds changements qui ont métamorphosé la vie rurale d’un bout à l’autre de ce vaste continent. [Texte légende exposition]
 
Aucun rapport. Le goût du beurre. Le travail bien fait qui exige du temps. Le dos tourné au monde agité. L'agitation qui gagne du terrain. Le besoin de s'ancrer là d'où l'on vient. La remise en question des métamorphoses insensées. Une démarche lente à travers des rues passantes. Le plaisir de savourer. Le froissement chantant du sac en papier.

 
 

samedi 1 novembre 2025

Vivre : appartenir

 

 
J'adore nos balades du matin. Nous arrivons toujours là-haut avec le sentiment d'être les premiers (ce qui signifie ignorer que les chevreuils, les renards, les busards sont déjà sur le pont depuis les premières lueurs, sans compter les veaux avec leurs mères, toujours sur la défensive, toujours prêtes à mugir). Sans présence humaine, sans phares, ou si peu, pour nous rappeler toute trace de civilisation, nous nous sentons immergés dans la nature. Nous sommes la nature. Comment croire à une quelconque séparation ? Quand il a plu durant la nuit, je me penche pour sauver quelque vers de terre en détresse sur la chaussée. En arrivant parfois à la der des ders (le lombric semble déjà rigide, desséché, mais sur ma paume tiède il reprend à se tortiller) je me sens parfaitement appartenir à ce monde, un monde d'avant la course, la course folle, la course au rendement, contre le temps, en cette période d'apprivoisement des bovidés (qui doivent s'habituer à notre présence, comprendre que jamais on n'entrera dans leur domaine, jamais on ne se permettrait de nuire à leur progéniture) je respire à pleins poumons un air que la ville ne connaît pas, senteurs de humus, de putréfaction, d'herbes mouillées, de marrons et de glands éclatés. Les arbres pleurent leurs larmes rousses, danse-voltige des feuilles qui improvisent. Je siffle le chien. Je tends l'oreille, je guette, à l'affut de l'inattendu. Je respire encore. Je suis bien.
 

vendredi 31 octobre 2025

Regarder : questions Valotton

 
 
Etude de fesses / 1884
 
Hier, nous aurions voulu aller voir l'exposition itinérante consacrée à Yayoi Kusama, hébergée actuellement par la fondation Beyeler. Mais c'était oublier combien l'artiste est prisée. Le musée affichait complet (à moins de partir aux aurores pour arriver à l'ouverture ou de rester jusqu'à tard dans la soirée pour faire la fermeture). Nous avons donc dirigé nos pas vers la rétrospective Valotton Forever consacrée au peintre dans sa ville natale à l'occasion du centième anniversaire de sa mort.
Petit trajet, peu de monde, l'idéal.  
Comme toujours, les rétrospectives offrent l'occasion de considérer la trajectoire globale d'un artiste, souvent connu pour quelques œuvres majeures, mais moins bien cerné dans son évolution. Opportunité aussi de méditer à propos de ses allers et venues, entre attention soutenue aux réalités sociales de son époque et à des scènes d'intérieur, entre mouvements artistiques divers et représentations de l'intime. Une exposition captivante, mettant en évidence les recherches de Valotton, en matière de composition, de couleur et de figuration.
Appréhender un travail artistique, c'est souvent tourner le dos aux lieux communs, s'approcher, peu à peu, par cercles concentriques, avancer, revenir sur ses pas à travers les salles, rejoindre des chefs-d'oeuvre, les découvrir en face à face. Ou alors se focaliser sur les détails qui prêtent à bon nombre d'interrogations.
 

 
Femme fouillant dans un placard / 1901
 
Ainsi, cette femme penchée devant un placard illuminé, dans un tableau où domine le noir et où sont mises en évidence des piles de linges de maison qui attirent toute la lumière, offre une scène des plus banales et en même temps des plus mystérieuses. Que cherche donc cette femme accroupie devant deux boîtes placées sous les étagères ? Juste un certain modèle de serviettes ou quelque chose de plus personnel, escamoté aux regards domestiques ?
 
 

 
La loge de théâtre, le Monsieur, la Dame / 1909
 
Et ce couple, se tenant dans une loge de théâtre, sujet d'une peinture d'une simplicité extrême, mais qui donne néanmoins matière à toute une série d'interprétations. Que regarde l'homme, assis en retrait par rapport à sa compagne ? Et qu'est-ce qui attire l'attention de celle-ci, inclinée en avant, appuyée à la balustrade ? Porte-t-elle simplement le regard sur un programme ? Cherche-t-elle un personnage assis au parterre ? Est-elle prise par des pensées étrangères à leur relation ? 
Progressant dans l'exposition, on réalise qu'avec une économie de moyens, un accent mis sur la composition et les aplats de couleurs, l'artiste invite les spectateurs à découvrir quantité de réalités énigmatiques. 
 

Le repos des modèles / 1905

Les parents de l'artiste / 1886

Dans le tableau intitulé Le repos des modèles tout pourrait paraître évident : l'artiste représente deux jeunes femmes devisant lors d'une pause, dans le cadre d'une scène somme toute ordinaire. Mais on réalise très vite qu'il peut s'agir de bien autre chose. Nous nous demandons si nous nous trouvons dans le salon de Valotton, puisque le miroir derrière les deux personnages reflète aux côtés d'un lourd rideau deux tableaux connus, un paysage aux accents nabis et surtout le portrait que l'artiste a fait de ses parents alors qu'il était âgé d'à peine 21 ans. Ce tableau peint durant sa prime jeunesse, nous réalisons que l'avons découvert tout au début de l'exposition, dans la première salle, et voici qu'il est relégué ici comme au second plan, derrière une modèle représentée en Olympia, on dirait que le peintre veut nous montrer qu'il entre dans une nouvelle phase de sa carrière et qu'il entend donner un nouvel élan à son activité créatrice.
Cette peinture est-elle une sorte d'autoportrait en creux (Valotton en a réalisé passablement durant toute sa vie), a-t-il voulu exprimer qu'il est passé en cette date de 1905 à une autre étape ?
 
En quittant l'exposition, on repense à nombre de toiles comme celles-ci, qui prêtent à des hypothèses et une fois encore, comme pour des livres qu'on a envie de relire, on se demande s'il ne faudra pas prochainement revenir ici, retourner aux œuvres, leur tourner autour rien que pour le plaisir de s'interroger et s'interroger encore.
 
 
 

jeudi 30 octobre 2025

Vivre : dans la campagne immobile

 

le matin, monter là-haut, le brouillard,
la beauté des vaches, leurs cloches,
les ombres les êtres qui s'effarouchent  
quelque chose qui ressemble au bonheur 
 

mercredi 29 octobre 2025

Vivre : en flux tendu

 
Portrait d'une femme noble dit "la Muette" / Raffaello Sanzio / GNM / Urbino
 
Elle a envoyé un mail en début d'été pour annoncer une mauvaise chute, sa cheville malmenée l'empêche de donner ses cours, qi-gong en particulier, et nécessite du temps pour récupérer. Elle écrit à nouveau cet automne en expliquant qu'elle a encore besoin de forces pour se remettre, qu'elle peut accompagner à distance, ponctuellement. Elle propose diverses prestations, quelques méditations. Et puis, avec dignité, elle parle de cette assurance perte de gain à laquelle elle n'a jamais souscrit en tant qu'indépendante, trop chère, pensait-elle, si bien qu'elle se retrouve à puiser dans ses économies pour pouvoir tourner. En parallèle des quelques cours qu'elle prodigue assise, elle donne aussi son numéro bancaire pour le cas où on souhaiterait lui verser quelque chose, un coup de pouce pour l'aider à traverser cette mauvaise passe.
 
A la voir, qui aurait dit qu'elle s'en sortait de justesse, juste assez pour pouvoir se débrouiller, assumer le quotidien, mais qu'un accident malheureux pourrait parvenir à faire chavirer cette barque en délicat équilibre. Une nouvelle pauvreté semble en train d'émerger. Elle concerne ceux qui vivent sur le fil, mais qu'un vent mauvais peut venir déséquilibrer et qui d'une manière ou d'une autre auront besoin d'assistance. Quel que soit le discours tenu par les autorités (un coût de la vie officiellement augmenté de 5%, mais que la plupart des acteurs sociaux, syndicats en tête, contestent) pas mal de ménages, et pas seulement ceux qu'on dit "modestes" ont de la peine à joindre les deux bouts.
 
La nouvelle pauvreté n'est peut-être pas tant une pauvreté qu'une précarité qui s'installe peu à peu et fragilise des gens qui s'étaient crus jusqu'ici à l'abri. Son récent message a eu le mérite de le rappeler. C'est courageux de savoir se raconter et encore plus de savoir demander.