vendredi 13 juin 2025

Lire : décrire l'absence


Photographie de couverture : La zone. Silhouettes dans la neige. Paris, 1948. Photographie de René Giton dit René-Jacques (1908-2003). Bibliothèque historique de la Ville de Paris. 

En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phares dont je doute malheureusement qu'ils puissent éclairer la nuit. Mais j'espère toujours. [p.42] 

Mardi dernier, la piscine était quasi déserte quand je suis arrivée et toujours aussi peu fréquentée quand je l'ai quittée. Je me suis approchée de la boîte à livres, laquelle elle était exceptionnellement bien fournie et suis tombée sur ce petit livre dont j'avais souvent entendu le titre mais que je n'avais jamais eu l'occasion d'ouvrir. La citation en  quatrième de couverture m'a convaincue de le prendre. 
 
J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n'auront pas pu lui voler. [p.144-145]
 
Cette histoire dont j'ignorais tout m'a très vite happée. J'avais toujours pensé que Dora Bruder était un roman. On est tenté d'abord de croire à une histoire fictionnelle, marquée par des répétitions, des flash-back, des intuitions, des souvenirs personnels. En réalité ce texte est l'histoire d'une enquête littéraire qu'entame l'auteur en 1979 suite à la découverte d'une petite annonce dans un exemplaire du journal Paris Soir du 31 décembre 1941. L'annonce a réellement été publiée. Son contenu copié tel quel constitue le deuxièmes paragraphe du récit :  
 
 
A partir de cet appel lancé par les parents de Dora, Patrick Modiano s'est lancé dans une recherche fouillée de près de huit ans et entraîne le lecteur avec lui dans ce qui se révèle être à la fois une biographie, une étude historiographique et un texte d'autofiction. 
 
A mesure que l'on avance dans la lecture, l'investigation apporte un à un des éléments qui parviennent à donner corps à la personne que fut Dora Bruder, née à Paris le 26 février 1926 et ayant vécu dans cette ville jusqu'au 18 septembre 1942, date de sa déportation à Auschwitz en même temps que son père. Il y a quelque chose de fascinant dans la progression de la narration, laquelle procède par étapes, à travers les divers indices, les interrogations et les hypothèses qui se présentent. On accepte les trous, les vides, les moments où le récit se retrouve devant les portes implacables du mystère. On se dit qu'il faudra faire avec ces absences et la force de l'écriture consiste justement à savoir faire place à ces manques.
 
Il n'y a aucune trace d'elle, entre le 14 décembre 1941, jour de sa fugue, et le 17 avril 1942 où, selon la main-courante, elle réintègre le domicile maternel, c'est-à-dire la chambre d'hôtel du 41 boulevard d'Ornano.[...] Le seul moyen de ne pas perdre tout à fait Dora Bruder durant cette période, ce serait de rapporter les changements de temps. La neige était tombée pour la première fois le 4 novembre 1941. L'hiver avait commencé par un froid vif, le 22 décembre. Le 29 décembre, la température avait encore baissé et les carreaux des fenêtres étaient couverts d'une légère couche de glace. A partir du 13 janvier, le froid était devenu sibérien. [p.89] 
 
On suit le narrateur (Patrick Modiano, probablement) dans son cheminement pour aller à la rencontre de son héroïne. On le suit et on comprend aussi pourquoi il est fasciné par cette histoire et désireux de la connaître. Désireux aussi de la transmettre. Il ne cesse d'établir des ponts entre sa propre histoire et celle de Dora, fugueuse comme lui, désireuse d'échapper aux atmosphères qui oppressent les élans de l'adolescence "dans l'ivresse de trancher d'un seul coup tous les liens"[p.77]
 
Ce livre plutôt bref (145 pages) ouvre à plusieurs lectures. C'est un travail historique sur la Shoah et sur la période de l'Occupation en France. C'est l'histoire d'une jeune fille juive dont la famille immigrée depuis plus de vingt ans mais jamais intégrée vivait dans un quartier populaire de Paris, occupant une chambre d'hôtel avec cuisine commune. C'est aussi en partie l'histoire de Patrick Modiano lorsqu'il révèle des éléments personnels à mesure que les lieux et les événements, le jeu des coïncidences font écho à sa propre vie. 

Quant aux personnages, ils se répartissent en trois groupes : il y a Dora Bruder (quelques membres de sa famille et en particulier son père); il y a le narrateur (lequel évoque quelques membres de son entourage, en particulier son père, ainsi que des écrivains disparus l'année de sa naissance, et qu'il considère comme des amis) et il y a aussi bon nombre de personnages "secondaires", dont l'auteur croise la destinée au cours de ses investigations et qui trouvent entre ces pages reconnaissance de leur existence.
 
Ce qui frappe ici, c'est combien l'écriture est méticuleusement liée aux lieux et s'attache à en restituer la mémoire. On ne cesse de parcourir les rues de Paris, en particulier celles du XVIIIe arrondissement. Les noms viennent, reviennent, repassent. Les rues du présent témoignent - ou effacent - les rues du passé. Les lieux parlent aux sens, gardent la mémoire des événements vécus. On se dit qu'on devrait toujours, à l'instar de Modiano, être attentifs à leurs messages.

On se dit qu'au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J'ai ressenti une impression d'absence et de vide chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. [p. 28-29]

En refermant le livre, on sait qu'on va le garder. Précieusement. Parce que c'est un livre contre le temps  et contre l'oubli, qui se laisse lire et relire, qui révèle autant qu'il ne peut expliquer, un livre rempli de flou et de secret, mais qui ne laisse pas impuissant face à la mémoire : il interpelle ses lecteurs, les appelant à chercher eux aussi. Il est curieux de remarquer qu'il parvient à ressusciter une époque davantage que les pavés de 600 pages, remplis de détails et de scènes, lesquels, à force de trop en dire, ne parviennent pas à évoquer.

 
 

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