Il y a quelques
années, mon amie B. a effectué un périple à travers quelques capitales européennes. Elle a rapporté de son séjour berlinois qu’elle s’y était sentie étrangement oppressée. Elle évoquait certains bâtiments gris criblés de balles, la
météo pluvieuse, elle ne savait trop à quoi rattacher le phénomène moral
qui l'avait tenaillée. Pourtant, la ville était une destination très prisée.
La scène artistique, les bars, les quartiers branchés lui assuraient plein
succès et les propositions culturelles étaient alléchantes. B., à la personnalité solaire, restait songeuse.
Je pouvais la comprendre, ayant moi-même régulièrement éprouvé des moments de sourde angoisse lors de mes séjours
là-bas. J'en suis souvent rentrée soit un peu malade, soit un peu
déprimée (parfois les deux). Je me souviens d’avoir attrapé une grippe carabinée
en plein mois d’août à Berlin, et, lors du séjour suivant, une gastrite sévère.
Dans cette ville hors normes, un passé douloureux se rappelle sans cesse à notre souvenir. Il est difficile de la considérer uniquement au présent (et, du reste, pourquoi le faudrait-il ?). Le visiteur attentif doit composer de son mieux avec cette constante dualité: un présent stimulant et une Histoire effrayante.
A propos de Nuremberg,
les guides invitaient avec force illustrations à aller découvrir l'imposant château médiéval et le
centre historique. Ils évoquaient les « formidables opportunités de shopping ». On en aurait oublié un fait des plus marquants : la ville a été un haut-lieu du nazisme. C’est là qu'ont été promulguées les tristement célèbres lois, que se sont tenues de non moins célèbres parades nazies, et aussi, par voie de conséquence, les principaux procès des dirigeants du Troisième Reich. Nuremberg, ville symbole, a subi des dommages considérables, tant du point de vue des pertes humaines que matérielles. En frappant cette ville, il s’agissait pour les alliés de porter un coup fatal à l’arrogance et à la folie nazie.
Ça et là, dans les
rues, on se retrouve face à des témoignages des exactions passées : une plaque à l’emplacement de l'ancienne grande synagogue, des allusions à des
personnalités déportées. Et puis, naturellement, dans chaque monument ou
église, les photographies de leurs décombres suite aux bombardements qui ont
quasiment rasé la ville entre 1944 et début 1945.
Là où naît un
profond malaise, c’est que ces photographies exposées ne semblent pas l'être à des
fins de mémoire contre les horreurs fascistes, mais plutôt pour mettre en évidence l’effort
consenti afin de reconstruire à l’identique (effort réussi, car, de nos jours, il est difficile de considérer un monument historique
en évaluant ce qu’il comporte de récent ou d’authentique).
Ces jours-ci, l'été bat son plein. Il fait chaud. On se
balade dans les rues. On observe les bâtiments. De nombreuses constructions fonctionnelles (assez laides) témoignent de l'effort de redressement dans l'après-guerre. On voit passer les groupes de touristes, dûment guidés. On regarde les vitrines (assez quelconques) des grands magasins très fréquentés.
On se
dit que l’Histoire et le genre humain tendent vite à l'oubli. Le présent réclame obligatoirement la maîtrise du passé. Quelques plaques, un ou deux lieux de souvenir, un
Centre de documentation pour assurer le devoir de mémoire (et son tourisme aussi) et la page pourrait être tournée... On sent monter en soi des mouvements de tristesse et d'anxiété. On se sent agité de questions : qu'est-ce qu'ont dû vivre ici 7'502 citoyens Juifs qui habitaient la ville en 1933? quels hurlements et mots terribles ont-ils été proférés dans ces rues? combien de personnes ont-elles pu échapper à cet enfer? combien de déportés? quelles ont été toutes ces trajectoires?
On frissonne malgré la canicule. On ressent des picotements à travers tout son corps. On aurait envie de s'enfuir. On ne s'enfuit pas. On éprouve un trouble intense (peut-être le même que celui ressenti par B. à Berlin ? peut-être se souvient-on précisément de ses paroles en ces instants-ci?) On se tient présent, on photographie. On se sent respirer plus profondément quand arrive enfin le moment du départ.
On frissonne malgré la canicule. On ressent des picotements à travers tout son corps. On aurait envie de s'enfuir. On ne s'enfuit pas. On éprouve un trouble intense (peut-être le même que celui ressenti par B. à Berlin ? peut-être se souvient-on précisément de ses paroles en ces instants-ci?) On se tient présent, on photographie. On se sent respirer plus profondément quand arrive enfin le moment du départ.
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