mardi 22 janvier 2019

Voyager : passager de la nuit




Une chance que le propriétaire soit si peu souriant, si peu avenant (psychorigide dirait-on souvent): nous disposons en hiver pour nos petits-déjeuners de l'entière grande salle du piano nobile. Au bas mot, quelque trois cent mètres carrés. Combien de fois avons-nous eu l'impression prodigieuse d'être les seuls occupants de cet immense palais mal chauffé ? Si ce n'est… si ce n'est qu'il nous est arrivé de croiser régulièrement, au fil des années, l'Ombre.
Jamais le matin, jamais durant la journée. Toujours à nuit tombée. Rentrant d'une balade nocturne sur le Grand canal, nous trouvions le grand salon faiblement éclairé, une lampe dans un coin, une silhouette noire, assise au fond d'un sofa, tenant un livre devant soi. L'Ombre, nous avons longtemps cru qu'il s'agissait d'un gardien, un employé aux attributions mal définies, qui faisait des signes discrets quand nous le croisions. Mais l'Ombre, un soir que nous nous étions arrêtés devant elle pour la saluer, nous avait adressé quelques mots dans un italien légèrement teinté d'accents hispaniques. Elle nous a dit venir chaque année en janvier, pour un séjour consacré à sillonner les calli, à longer les canaux. Sa ville d'origine, au bord de la Méditerranée, devait lui paraître bien trop bruyante et trop polluée. C'est au cœur de ce vieux palais, dans une chambre que nous n'avons jamais pu localiser, qu'elle venait se replier. Par une indiscrétion nous avons appris un jour que l'Ombre dirigeait dans sa ville lointaine un musée réputé. Car l'Ombre parlait, mais se défendait aussi contre le moindre soupçon d'intrusion. Elle était évanescente, ne semblait pas avoir de préoccupation matérielle comme tout un chacun. On ne la voyait jamais enfiler un manteau, ni avaler un café, ni s'enquérir d'une couverture supplémentaire. L'Ombre paraissait effleurer les murs, garder des contours flous, si bien qu'il me serait, tout en l'ayant croisée à plusieurs reprises, fort mal aisé de définir ses traits.
Cette année pourtant, nous avons dû déplorer son absence. Avait-elle fini par se dissoudre, infiltrée dans les murs, muée en fantôme, dispersée dans le brouillard ? Devant une bouteille de Cabernet, le dernier soir, nous avons élaboré toutes sortes d'hypothèses à son sujet, mais le vin, comme l'Ombre, ont su garder leur secret.

5 commentaires:

  1. Digne d'un bon polar... Mais où est passé l'ombre? J'espère qu'il ne lui ait rien arrivé et qu'elle reviendra hanter les vastes pièces de ce palais mal chauffé. Bises de plaine mal chauffées aussi. ;-)

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  2. L'Ombre s'est dissoute dans un épais mystère... lequel sera peut-être éclairci en janvier de l'an prochain. Un seul avantage : avoir tout l'étage pour soi (en veillant à disposer naturellement d'un bon lainage, car dans le salon du piano nobile il ne devait pas faire plus de 13-14°).
    Il fait froid en plaine ? Ici, aussi :juste le froid que j'aime (oserais-je dire que mes températures préférées oscillent entre -10 et zéro ?) Belle fin de journée, chère Dédé!

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    1. J'aurai un peu de peine à évoluer dans une maison où il fait frisquet...
      J'aime bien aussi le froid sec, dehors, avec de la belle neige qui scintille mais là, avec ma toux qui n'en finit pas, je me sens de méchante humeur. ;-)

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    2. Oh la toux, ça empêche de dormir, ça rend irritable. Un remède de grand-mère : thé de thym au miel en très très grandes quantités (et tenter si possible de slalomer entre les importuns en tous genres!)

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    3. Je bois des litres de thé....:-) Bécots.

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