mardi 29 janvier 2019

Lire : retour sur images


enfants dans une petite ville / walter Studer /Pologne 1947 

Elle a sorti de l'armoire des boîtes pleines de photos. Il y en avait plusieurs de moi, bien sûr, petit garçon, adolescent… De mes frères aussi. J'avais à nouveau sous les yeux – mais n'étaient-ils pas gravés dans mon esprit et dans ma chair ? – ce milieu ouvrier dans lequel j'avais vécu, et cette misère ouvrière qui se lit dans la physionomie des habitations à l'arrière-plan, dans les intérieurs, les vêtements, les corps eux-mêmes. IL est toujours vertigineux de voir à quel point les corps photographiés du passé, peut-être plus encore que ceux en action et en situation devant nous, se présentent immédiatement au regard comme des corps sociaux, des corps de classe. Et de constater à quel point également la photographie comme "souvenir", en ramenant un individu – moi, en l'occurrence – à son passé familial, l'ancre dans son passé social. La sphère du privé, et même de l'intime, telle qu'elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d'où nous venons, dans des lieux marqués par l'appartenance de classe, dans une topographie où ce qui semble ressortir aux relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives […] 

Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes.

Didier Eribon, Retour à Reims

A l'occasion de la mort de son père, Didier Eribon, universitaire reconnu et militant de la cause homosexuelle, revient dans sa ville d'origine, y renoue avec sa mère, se confronte à son passé. Issu d'un milieu ouvrier, dont il ne reconnaissait ni les valeurs ni les normes, il avait coupé les ponts depuis près de trente ans. Il n'a pas assisté à l'enterrement de son père, homme présenté comme alcoolique et brutal, qu'il n'aimait pas et qu'il n'avait jamais aimé. Pour suivre sa route, pour vivre sa vie, D. Eribon s'est arraché à son milieu familial, à ses parents qu'il rejette autant qu'il s'en est senti rejeté. Dans le même mouvement, il a aussi écarté de sa vie ses trois frères, qui lui sont étrangers (aucun d'entre eux n'a fait d'études) et qu'il ne souhaite nullement revoir. C'est uniquement avec sa mère qu'il renoue :

Je vins voir ma mère. Ce fut le début d'une réconciliation avec moi-même, avec toute une part de moi-même que j'avais refusée, rejetée, reniée.


A vrai dire, la réconciliation que D. Eribon décrit semble plutôt être la recherche d'un professeur de sociologie chevronné portant sur un cas pratique : le sien. Pourquoi, se demande-t-il, avoir toujours envisagé son expérience sous l'angle de la ségrégation sexuelle et jamais sous celui de la discrimination sociale ? Il entreprend d'interroger son passé par ce biais, au moyen d'une analyse rigoureuse et académique. On n'y trouve pas une ombre de sentimentalisme, et peu de traces de sentiments. L'écriture opère comme une mise à distance. Tout le texte concourt à délimiter la frontière entre l'auteur ( "je") et son milieu d'origine ("eux").

Ce livre est un essai, pas une œuvre littéraire. On est tenté toutefois de le comparer avec l'intensité et la précision des récits d'Annie Ernaux et la nostalgie joyeuse d'Ivan Jablonka. Contrairement à Eribon, ces deux auteurs se penchent sur leurs origines sans éprouver obstinément le besoin de s'en distancer. Chez eux, la distanciation est bien réelle, mais n'a pas besoin d'être continuellement marquée.

En revanche, Retour à Reims a des qualités de ses "défauts" : très bien construit, documenté, analysé. L'auteur décrit parfaitement, grâce à tout le dispositif théorique de sa discipline, l'ensemble des inégalités sociales, vécues dans les milieux ouvriers et défavorisés durant la période concernée (dès les années '40 du siècle dernier). Les humiliations subies, les effets de la misère sur la vie quotidienne, les mouvements qui portent du communisme au Front national. Il évoque avec une grande justesse la situation des femmes, sans pathos, à travers les figures de la grand-mère maternelle et la mère de l'auteur (la négation du plaisir, les avortements en guise de contraception, la double domination subie de la part des hommes et des nantis, les journées de travail à rallonge).

A peine avais-je fermé le livre, lu d'une traite, que j'ai éprouvé le besoin de relire, encore et encore. Il fait partie de ces livres stimulants, qui nous secouent, qui nous obligent à réfléchir au sens de notre propre trajectoire, à méditer sur le déterminisme et la liberté. Publié en 2009, il fait l'objet actuellement d'une adaptation théâtrale par Thomas Ostermeyer donnée initialement en Allemagne, qui se poursuit à Paris et sera présentée prochainement au théâtre de Vidy à Lausanne



2 commentaires:

  1. Coucou. Que voilà un livre stimulant mais également un billet stimulant. Tout d'abord ce propos sur la photographie, les corps sociaux photographiés. Cela me donne quelques idées sur des portraits que je vais bientôt devoir faire dans ma formation (dans laquelle je rame et dans laquelle je suis en pétard avec mon prof...). Ensuite, cette analyse sociologique de sa trajectoire, le retour aux sources, le lien à nouveau avec la mère mais le rejet toujours présent des frères. C'est un livre que je lirai avec plaisir.
    Pas plus tard que ce matin, je me plaignais à ma cheffe de l'esprit fermé de nombreux valaisans qui critiquent les universitaires en les considérant comme des c... Cela me renvoie à mon histoire, à mon ancrage et aux réactions multiples de ma famille sur mes choix de vie.

    Et je me rappelle cette formidable définition de l'habitus: "l'intériorisation de l'extériorité et l'extériorisation de l'intériorité". Réfléchir aux déterminismes et analyser les résistances.

    Bises de plaine.
    P.S. tu excuseras le caractère un peu fourre-tout de mon commentaire, pas très structuré, dû à mon esprit fatigué sans doute.

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  2. Au contraire, ton commentaire est très cohérent, ma chère Dédé. La définition de l'habitus que tu fournis me rappelle (mais on ne peut pas tout écrire dans un billet) qu'Eribon a été très proche de Bourdieu. Il en parle à de nombreuses reprises (comment ne pas évoquer Bourdieu, du reste, tellement d'actualité cinquante ans après "les Héritiers"?)E. raconte aussi les méandres qu'il faut suivre pour atteindre la réussite quand on n'est pas un "héritier", justement.
    En lisant, je me suis dit que nous devrions tous écrire notre "Retour à Reims", retracer d'où nous venons, les marquages sociaux vécus, pour nous éviter de nous empêtrer dans des explications personnelles, alors que ce sont en bonne part des déterminismes sociaux qui nous ont conduits là où nous sommes.
    Le livre m'a plu aussi pour sa description de la situation des femmes. La grand-mère a été tondue à la Libération, la mère se tuait à la tâche pour obtenir des primes en complément de salaire. Le dernier des manoeuvres avait toujours quelqu'un en dessous de lui : sa femme.
    Bref, un bouquin passionnant. Tu dois réaliser des portraits dans le cadre de ta formation ? Merveilleux! Si seulement ton institution te donnait la liberté de photographier des "usagers". Je me souviens que quand je travaillais à Genève avec les étrangers sans papiers, mon rêve dans l'absolu était de les portraiturer et d'en faire une expo. L'art du portrait photographique (saisir la vérité d'une personne mise en confiance) m'a toujours fascinée. Bon travail, alors!

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