dimanche 13 juin 2021

Lire : et de temps en temps, un éléphant blanc

 

Le carrousel. 
Jardin du Luxembourg.
 
Munis d’un toit et de son ombre
la troupe de chevaux bariolés
se met à tourner pour un moment ;
tous sont de ce pays
qui longtemps hésite avant de sombrer.
Si certains d’entre eux trottent en attelage
tous ont pourtant le même air décidé ;
un lion court près d’eux rouge et méchant
et de temps en temps un éléphant blanc.

Il y a même un cerf comme dans les bois,
sauf qu’il a une selle et sur cette selle
une petite fille bleue tenue par des courroies.

Un garçon tout blanc chevauche le lion
et s’y tient ferme d’une blanche main chaude
tandis que le fauve montre sa langue et ses crocs.

Et de temps en temps un éléphant blanc.

Et sur les chevaux passent,
des petites filles claires aussi
déjà trop âgées pour ces cabrioles
et en plein vol elles lèvent leur regard
pour le poser ailleurs, quelque part.
 
Et de temps en temps un éléphant blanc.

Et tout continue, se hâte vers la fin
et tourne et vire sans cesse et sans but.
Un rouge, un vert, un gris qui passent en hâte
un petit profil à peine ébauché.
Parfois un sourire aux anges
se tourne, éblouit et disparaît
dans ce jeu aveugle et hors d’haleine…
 
 
Rilke, un poète impossible à cerner, impossible à quitter, qui ne cesse d'interpeler. Ce carrousel me fascine de fois en fois. On a beaucoup glosé sur ces strophes (et les pauvres écoliers allemands en savent quelque chose). A chaque lecture, je m'interroge : se prête-t-il vraiment à être analysé ? Le parcourant, je découvre à chaque fois de nouvelles images et de nouveaux messages. Je le lis et me voici devant une toile expressionniste, que Kokoschka, Franz Marc ou Chagall auraient pu créer. Une sollicitation des sens, une évocation de mille sensations, enivrantes, effrayantes, entraînantes. 
Venu du monde de l'enfance, le carrousel nous entraîne très loin de l'innocence et de ses enchantements. Décrivant des réalités tangibles, il porte en lui des évocations et des univers qui peuvent inquiéter. Le poète ramène au cœur de ses vers l'ombre, un monde qui sombre, le drame, la hâte, l'aveuglement... et s'il y a des sourires aux anges, il y a aussi le crocs d'un fauve et la perte de sens... On assiste à un spectacle, placé devant ce monde qui tourne de manière incessante, presque impossible à maîtriser. On suit des yeux ce mouvement qui s'emballe ou ces passages de vérités cruelles et voici que loin de suivre le mouvement, on se retrouve happé ... 
Rilke, un poète impossible à quitter, qui ne cesse de m'interpeler. Le poème, aujourd'hui, me ramène à notre monde, à sa course tournoyante et folle vers un progrès impossible à attraper.



* Tiré de : Rainer Maria Rilke, Poésie Œuvres II, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 203-204. Recueil "Nouveaux poèmes", publié en 1906. Traduction de Lorand Gaspar.

2 commentaires:

  1. Bonjour, un poète souvent difficile et mystérieux, plus abordable dans ce poème que je ne connaissais pas.
    Peut-être fait-il partie de ceux écrits en français, que je n'ai pas.
    Merci pour cette découverte.
    Les trois derniers vers m'inspirent particulièrement.

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    1. Bonsoir. Le poème a été écrit en allemand (Neue Gedichte, première partie traduite par le poète Lorand Gaspar). Rilke se trouvait à Paris, secrétaire de Rodin entre 1905 et 1906.
      Oui, ce carrousel est étonnant. Tu es inspiré par les derniers vers ? Les voici en allemand:

      Und manchesmal ein Lächeln, hergewendet,
      ein seliges, das blendet und verschwendet
      an dieses atemlose blinde Spiel...

      Belle soirée à toi. Une salutation à la merveilleuse ville de Toulouse.

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