jeudi 31 octobre 2024

Vivre : les feux de l'amour

 
Mariage / Split
 
Ils se sont séparés plusieurs fois. Elle l'a quitté puis requitté puis l'a retrouvé. Elle a affirmé autant de fois qu'il était l'homme de sa vie. Elle l'a dit aux voisins ébahis, à la police venue en pleine nuit. Entre eux, pas question de coups, mais beaucoup de cris. Ils jouent à Burton et Taylor en nettement plus pathétique. Elle a posté jusqu'à hier sur Insta des photos où ils ne sont que sourires. Aujourd'hui elle appelle pour dire qu'elle est en train de sortir ses affaires en catimini. Elle veut partir par surprise. Elle embarquera ses derniers vêtements dès qu'il aura le dos tourné. Elle ne peut plus le supporter. Que dire ? A-t-elle besoin qu'on dise quelque chose ? Ou a-t-elle juste besoin de s'entendre dire ce qu'elle veut faire ? Elle a cinquante ans passés. Elle a passé cinquante ans à faire puis à défaire tout ce qu'elle avait construit. Elle appelle probablement parce qu'elle a déjà épuisé ses deux filles et toutes ses amies. Elle raccroche. Elle rappellera. Juré promis.

mercredi 30 octobre 2024

Vivre : la brume des jours

 

Le brouillard, juré, je l'adore.
Reste quand même un mystère :
comment garder les idées claires
quand il dure des jours et des jours?

mardi 29 octobre 2024

Vivre : à grands maux petits remèdes

 
Chat / Alberto Giacometti / KM / Basel
 
Elle adore les animaux. Elle a besoin de leur compagnie. Mais elle dit : "Trop, c'est trop. Faut arrêter de les humaniser." Elle raconte que son chat avait des fuites d'urine et qu'elle est allée consulter. Elle est ressortie avec une ordonnance du véto surbooké. Le pharmacien lui a dit : "Ce médoc, c'est un antidépresseur." Alors elle a dit merci, elle a repris le feuillet et elle est allée à la SPA adopter un second chat. Depuis qu'ils sont deux durant la journée, Gatsby va pisser dans sa caisse et tout s'est arrangé.
 

lundi 28 octobre 2024

Voyager : "d'après une histoire vraie"

 
Portrait de Jeanine / Nice, 1941 / Nicolas de Staël / Collection particulière


Quand on y pense, on passe son temps à entendre des histoires, des tas d'histoires, les histoires qu'on rabâche faute d'en être persuadé en espérant que l'interlocuteur veuille bien les croire, les histoires officielles, les histoires de parade, des histoires inventées et d'autres invraisemblables, de bonnes histoires qui font rire et d'autres émouvantes à pleurer. 
 
Monica n'était pas très grande et plutôt fine. Elle s'activait en économisaant ses gestes, et aussi ses mots. Elle avait un langage direct et un regard vif qui savait capter son auditeur. Après nous avoir esquissé dans les grandes lignes l'histoire de son père - une histoire passablement rocambolesque, romanesque et terrible tout à la fois, dont elle avait tiré un livre - elle a fini par nous parler d'une femme rencontrée lors d'une cérémonie en Afrique du Sud, à 43 km de Pretoria.
C'était en 2007. Son père était décédé depuis peu et cette année-là précisément Monica avait fait le voyage depuis le Piémont avec ses quatre enfants. Elle tenait à ce qu'ils connaissent mieux ce grand-père taiseux qui leur lisait des livres, mais racontait peu d'histoires, et surtout pas celle du jeune de vingt ans qu'il avait été, appelé à faire son service militaire en 1940 - mauvaise année pour être enrôlé dans l'armée fasciste, très mauvaise. Elle avait donc assisté avec eux  à la commémoration qui se tient chaque année le 5 novembre sur le site de l'ancien camp de Zonderwater où son père avait été détenu pendant la deuxième guerre mondiale et où furent internés quelque 100'000 prisonniers italiens (**)

Durant la réception qui avait suivi la cérémonie, Monica a vu soudain se diriger vers elle une femme qui complimenta une de ses filles pour sa jolie robe en dentelle et lui demanda si elle était bien italienne. Au bout d'une bref échange, la femme se mit à lui raconter en anglais sa propre histoire et la raison de sa présence en ce lieu de mémoire. Cette histoire - qui dans un roman aurait pu être une banale histoire, mais qui justement parce qu'elle était vraie acquérait le statut d'histoire particulière, de celles dont on écrit sur le bandeau ou sur le générique "tiré d'une histoire vraie", cette histoire, la voici telle que Monica l'a rapportée.
 
A la mort de ses parents, au cours de l'inévitable tri de leurs papiers, la femme - appelons-la Mary - trouva des documents attestant qu'elle avait été adoptée tout bébé, fait dont on ne lui avait jamais parlé. Elle découvrit au dos d'une attestation deux noms, celui de sa mère naturelle, une femme originaire d'Afrique du Sud, et celui de son père, avec un prénom et un nom italiens. Rien de plus. Mary s'engagea alors dans des recherches sur ses origines. Au fil du temps, elle put reconstituer l'histoire de sa venue au monde.
 
Son père était un jeune détenu, un tout jeune homme originaire de Calabre, qu'on avait sorti du camp de déportation pour le placer dans une ferme où l'on avait besoin de main-d’œuvre. Il ne tarda pas à se lier d'amitié avec la fille des fermiers et une tendre relation se noua entre eux. Bientôt la jeune fille s'aperçut qu'elle était enceinte. Mais son amoureux devant regagner l'Italie, car c'était la fin de la guerre et l'on procédait à un échange de prisonniers entre l'Italie et les Alliés. Ils voulurent se marier. Il tenait à l'emmener chez lui dans son village au bord de la Méditerranée. Mais le fermier sud-africain s'opposa à ce projet. Il était hors de question que sa fille s'en aille. Le jeune Italien fut donc obligé de regagner son pays et sa bien-aimée mit au monde une petite fille qui fut donnée en adoption. Mary, justement.
 
Quand Mary appris le nom de son père biologique, elle se démena et finit par s'adresser à la fondation qui gère les archives de Zonderwater. On lui confirma qu'effectivement son père avait été prisonnier du camp et on lui indiqua le nom du petit village dont il était originaire. Après quelques tentatives infructueuses depuis l'Afrique du Sud, Mary décida de se mettre en route vers la Calabre. Là-bas, sans connaissance de la langue, elle dut batailler pendant quelques jours. Au village, son père de sang était décédé et elle trouva sa tombe, mais plus personne portant ce nom ne vivait dans le coin. Finalement à force de ténacité, insistant auprès du curé de la paroisse, elle obtint les coordonnées d'une femme.
 
Elle se rendit alors à l'adresse indiquée. Elle se présenta devant la maison. Elle trembla sans doute mais osa sonner. Alors la porte s'ouvrit et elle se retrouva... face à un miroir. Mary racontant son périple répétait : c'était comme si je me retrouvais devant mon miroir. La femme qui lui avait ouvert et elle se ressemblaient comme deux gouttes d'eau.
 
Sa sœur lui dit plus tard que leur père ne l'avait jamais oubliée. Durant toutes ses années de vieillesse, il répétait : ma fille, ma petite fille et il se désolait de tant d'impuissance. Mary avait bouclé la boucle. Probablement qu'elle avait pressenti depuis toujours l'existence d'un mystère, d'une autre origine, d'une terre étrangère portés tout au fond d'elle-même et qu'elle n'aurait su nommer. Peut-être qu'elle s'est sentie soulagée après que le voile de son histoire se fut levé. Peut-être qu'elle a pleuré devant le paysage rugueux et sublime qui se déroulait devant elle. Il y a tant de "peut-être" dans cette histoire en suspension que seul un romancier serait en mesure de les décrire. L'essentiel tient sans doute dans l'obstination à savoir, dans le cheminement vers la vérité et dans le regard que deux sœurs se sont échangé sous la lumière limpide d'un ciel méditerranéen. 

****

(**) Je me propose de parler plus longuement de ce camp prochainement, car il fut un concentré de douleurs et de solidarités exceptionnelles.

dimanche 27 octobre 2024

Voyager : se souvenir des belles choses

 
Jockey blessé / Edgar Degas / Kunstmuseum / Basel

Dans le silence du retour, il m'a soudain demandé : quels moments as-tu préféré ? Sans hésiter, j'ai pensé aux rizières à la hauteur de Vercelli, que l'automne avait oxygénées, à ces longues étendues jaunes, entre l'ocre et le safran, qui longeaient l'autoroute, d'un jaune que le brouillard rendait pastel et que la vitesse agrémentait de mille nuances, entre l'émeraude et le tilleul,  on aurait dit qu'un Rothko s'était laissé aller à peindre le paysage sans lésiner sur la dépense, un jaune incroyablement dense, tellement qu'il m'a fait penser à ce tableau de Degas, Le jockey blessé, qui dans mon souvenir était dominé par la couleur du pantalon du personnage étendu à terre, et maintenant, en revoyant l'image, je réalise que cette surface jaune n'occupe qu'une toute petite partie de la toile, alors qu'il s'agissait pour moi d'un tableau à dominante miel intense, or, objectivement, le vert de l'herbe et le brun du cheval l'emportent sur tout le reste. Impressionnant de constater combien même dans le domaine chromatique la mémoire peut être subjective. Cela étant, les quelques instants passés à admirer ces champs défilant à toute vitesse, je ne les oublierai pas. Ils resteront les plus beaux "moments jaunes" de ma vie.
Puis j'ai pensé à un autre instant, celui où, ayant sonné à l'imposante porte en bois du palazzo Gozzani Treville, et ayant poussé la petite porte après avoir perçu un léger déclic, je me suis retrouvée dans le monde ébouriffant du palais, orné  de volumes et de fresques, dans cet univers silencieux, à demi plongé dans la pénombre, que j'avais beau connaître, mais qui à chaque fois me saisit à la gorge et me surprend, j'ai regardé, prise de tournis, la cour et l'escalier monumental, le plafond orné de peintures gigantesques, les mille détails appartenant à ce lieu unique, frissonnant d'admiration et d'impatience, j'ai contemplé, impressionnée, estomaquée, ébahie par tant de splendeur et presque un peu dissociée, car il y avait en moi celle qui regardait en montant les escaliers et se dirigeait lentement vers les salles du restaurant, et il y avait celle qui se regardait évoluer dans cet environnement magique, frôlant le fantastique.

Fresque escalier monumental / Palazzo Gozzani Treville / Casale Monferrato

Sur la route du retour, tandis que je lui répondais, j'ai réalisé que j'avais vécu au cours de cette escapade piémontaise une suite d'expériences touchantes et rares, mais que les deux moments qui m'avaient le plus marquée n'avaient duré qu'une poignée de secondes - peut-être une minute, mais certainement pas deux - et n'étaient pas de nature à se raconter, ni même à se décrire. Ce qui marque le plus la mémoire ce n'est pas la durée, ni la lucidité, mais l'intensité de ce que notre corps éprouve, à travers tous nos sens, et qu'il parvient à lui communiquer de façon impérative.
 

jeudi 24 octobre 2024

Vivre : la neige douce des feuillages

 

 
et toujours aimer la lenteur, les ténuités, les bruissements
tout ce qui appartient au monde quand on exclut l'encombrant



mercredi 23 octobre 2024

Vivre : songe à revoir

 

La lumière si rare se montre enfin au soir.
Un aboiement au loin, un enfant, un rire.
Quelques croassements. Un cri. Un moteur. 
Le lac flegmatique berce ces retardataires.
Quelque chose dans l'air, une brise du Nord
Quelque chose te rappelle, t'invite au retour.

mardi 22 octobre 2024

Vivre : ni vu ni connu

 

peut-on se sentir opprimé par temps de brouillard ?
voire! voire! percevant trouble, on peut aussi se dire
que l'on peut en faire à sa guise... la preuve :
toutes ces choses interdites, fermement réprouvées,
que nous nous sommes permises ce matin avec le chien,
hautement protégés par notre invisibilité supposée...

lundi 21 octobre 2024

Vivre : souffler vers la lumière

 
Jeune garçon soufflant sur une braise / El Greco / Museo Capodimonte / Napoli

Souffler sur un tison... autant dire...
accueillir le ronronnement croissant d'une cafetière...
tendre l'oreille au passage d'une abeille tête en l'air...
percevoir le premier grésillement au fond de la poêle...
contempler dans la torche la danse pâle du brouillard... 
observer l'ombre lente s'emparer d'une planche bistrée...
laisser les choses infimes faire route vers leur destinée


dimanche 20 octobre 2024

Regarder : deux plus deux plus trois

 
Intérieur bocal de poissons rouges / 1914 / Centre Pompidou
 
En franchissant hier le seuil déjà bondé de la fondation Beyeler, je me suis souvenue soudain de ce livre, Tableaux d'une ex, publié il y a au moins... trente-cinq ans par Jean-Luc Benoziglio. Il y est question d'une histoire terminée, décrite comme une fresque comportant plusieurs scènes, destinée à faire le portrait d'une femme aimée et à dépeindre la déliquescence progressive de leur relation. La personne concernée était prof de dessin et avait un chien qui aimait répandre ses étrons fumants dans leur minuscule jardin. L'auteur esquisse : C'était un braque qui s'appelait Matisse. Le contraire eut été étonnant.

 
Je commence à me demander de plus en plus souvent à quel moment aller visiter les expositions qui présentent des thématiques consensuelles, propres à attirer une majorité de visiteurs et à renflouer les caisses des musées concernés. Durant les week-ends ou en milieu de semaine ? Ça revient je crois au même. A l'ouverture ? Pas sûr. Une heure avant la fermeture ? Peut-être. A la pause déjeuner ? Tout le monde risque d'avoir eu la même idée. Le dernier jour ? On peut se voir confronté à la foule de ceux qui saisissent l'ultime opportunité. Il n'empêche : la rétrospective actuelle est stimulante et, entre deux têtes ou deux épaules, en surfant entre les groupes et les smartphones, on peut admirer l'évolution de cette peinture chargée de lumière, progressant à travers l'épure et la couleur, vers la plus simple joie de l'être.

Qu'as-tu préféré ? m'a-t-il demandé à la sortie. Pas facile de choisir parmi les quelques 70 œuvres présentées. J'ai hésité et puis :  Les poissons rouges, j'ai répondu. Il y en avait sept, très beaux, répartis dans trois bocaux. Apparemment, ce serait au cours de son voyage au Maroc au printemps 1912 que le peintre aurait été  captivé par ce sujet au point de le placer au centre d'une dizaine de ses peintures. Quoi d'étonnant que ces carassins vifs et vermeils l'aient puissamment inspiré ? Sur une toile conservée au musée Pouchkine à Moscou Matisse s'est même amusé à en peindre le reflet, si bien qu'on se demande s'il y en a quatre ou sept dans le bocal.


Poisson rouge et palette / 1914 / Moma / New-York


A quoi sert l'art ? Dans le fond, on ne cesse de se poser la question. A approcher le monde, à mieux le voir et le percevoir ? A connaître et à s'instruire ? A se consoler ou à se faire plaisir ? Quelles que soient les œuvres d'art - littéraires, sonores ou visuelles - il y a mille façons de l'aborder et mille leçons à en tirer. A chacun d'y trouver ce qui lui plait, ce qui le rend plus riche en savoir, en profondeur et en bonheur. En sortant, j'ai réalisé que ce que j'avais le plus aimé chez Matisse, c'est sa manière de ne pas hiérarchiser les genres ou les modèles. Tout pouvait participer au ravissement d'être au monde. Entre un personnage féminin, un bouquet de fleurs ou trois poissons rouges représentés, chaque élément était légitimé à prendre sa place, toute sa place, dans le tableau et à être saisi dans sa parfaite vitalité.
 
Poissons rouges et sculpture / 1912 / Moma / NY




samedi 19 octobre 2024

Vivre : surtout ne te retourne pas

 
Donne a Terraccina / Amedeo Bocchi / Palazzo Reale / Pisa
 
 Tu dois changer ta vie.
 
ces jours où ta vie te rappelle à la vie, te prie d'en finir avec tes prévisibles désirs, t'exhorte à partir
ces jours où elle réclame de l'ébahir par des folies, les seuls choix possibles pour survivre à l'inertie
tourner le dos aux petits arrangements et aux immenses oublis, te retrouver enfin sur les rails. Vivre!

vendredi 18 octobre 2024

Vivre : là-haut, au point du jour

 

au matin 
nous avons beau retarder notre départ


immanquablement 
là-haut nous attend le brouillard

pesant, traînard
 et dense comme une motte de beurre

dans ce monde lent
les taurillons se meuvent indolents

 souverains de cette terre
insensibles aux absences de lumière, à ses retours
 

leurs cloches mollement
sonnent leurs va-et-vient musards

tout est bien
un nouveau jour finira par éclore

jeudi 17 octobre 2024

Vivre : atmosphères automnales

 

entends-tu au jour qui se lève

craquer sous ses pas

présence dans les bois


fugitif le chamois ?

mercredi 16 octobre 2024

Vivre : les alliances météorologiques

 

 
Quelle bonne idée, somme toute, ce matin, après l'épais brouillard, après le ciel maussade, alors que des torrents de pluie s'abattaient sur nos projets en débandade, quelle bonne idée de parier un restau sur un doux ciel serein, en fin de journée, un de ces ciels apparemment innocents, vaguement chafouins, toujours cabotins, aptes à vous valoir une invitation à un repas vietnamien.



mardi 15 octobre 2024

Vivre : droite dans ses bottes

 
La soeur de l'artiste Julius Paulsen à son chevalet / J.Paulsen / SMK / Copenhague

 
Ces derniers temps, comme par hasard, les rencontres, les images et les romans viennent me parler de femmes qui mènent leur vie tambour battant, traçant leur voie, indifférentes aux normes et aux regards, dansant leur vie, se dessinant des trajectoires, comme cette Agnès Paulsen, petite souris à fort tempérament, qui  semble prendre son pied et ses pinceaux avec un plaisir géant, passionnée, totalement absorbée par son activité du moment, et libre surtout, libre de ne pas répondre à tous les appels qui virevoltent dans l'air comme des papillons inconsistants.

lundi 14 octobre 2024

Vivre : l'esprit d'escalier

 
Escalier en spirale / GNDM / Urbino
 
 Il faut suivre sa pente pourvu que ce soit en montant.
André Gide, Les faux-monnayeurs
 
Ah que c'est rageant, ces réparties qui font défaut juste au bon moment!

 

dimanche 13 octobre 2024

Vivre : le bon voisinage

 

En me donnant ce bouquet, les voisins se sont-ils rendus compte qu'en réalité ils m'en offraient deux ?

samedi 12 octobre 2024

Vivre : Madame Z.

 Battesimo di Cristo / Cima da Conegliano / San Giovanni in Bragora / Venezia


Elle propose samedi à 7H15 et on accepte sans ciller, puisqu'à cette heure on est depuis longtemps réveillée. Elle dit qu'elle travaille tous les jours, dimanches compris, du matin au soir, pour répondre aux besoins de tous ceux qui ne sauraient se passer de ses soins. Elle est officiellement à la retraite depuis cinq ans, mais elle aime ce qu'elle fait et compte encore le faire longtemps. Il y a décidément des bienheureux que la bureaucratie a ratés, qui ont su s'esquiver et continuent avec passion d'exercer. 
Grâce à elle, j'ai enfin pu mettre un nom sur cette présence qui se rappelle à moi, de plus en plus souvent, qui porte le nom charmant de bandelette ilio-tibiale. Voilà qui valait bien un rendez-vous si matinal.

vendredi 11 octobre 2024

Voyager : Jesi, lumière d'automne

 
San Leo

Gradara

Elle nous avait suggéré de parcourir le territoire et d'aller explorer les multiples villages, assortis de châteaux forteresses, qui se dispersaient sur les hautes collines. Ces terres nous avaient conquis. Elles nous avaient touchés à un point difficilement explicable.. Il y a des paysages qui vous laissent la gorge serrée d'une émotion qu'on ne saurait cerner. Mais nous avions besoin d'étendre nos explorations. Un matin, nous avons décidé de pousser jusqu'à Jesi (ce projet l'avait un peu déstabilisée : qu'aller faire dans ce coin ? Elle nous a confié plus tard qu'elle venait de cette région et apparemment pour elle c'était un endroit reculé, où il ne s'y passait jamais rien.)

A l'arrivée, nous avons parqué devant un drôle de magasin, une sorte de braderie qui semblait vendre de tout et de rien à prix cassés : de petites tasses à café, des fleurs de courgettes et des butternut posées par terre dans un carton, des pantoufles démarquées et des pâtes en liquidation. Une grand-mère et sa fille essayaient des vestes en polaire et puisaient au fond d'une caisse des pantalons stretch en taille XL. Tout un barda de choses potentiellement utiles dont la grande distribution ne trouvait plus l'utilité.
 
Nous nous sommes acheminés vers la vieille ville ceinte d'imposantes murailles. C'est peu dire que cette cité à l'intérieur des terres nous a charmés. Elle n'avait au prime abord (et surtout un lundi matin) pas grand chose d'attrayant, mais il émanait de ses rues pavées et de ses façades un je ne sais quoi d'attendrissant et aussi quelque chose de rare, de vaguement âpre. Jesi, avec son élégance nonchalante, ses places désertes, on peut dire que plaire, elle s'en contrefichait. Elle était comme ces personnes qui paraissent indifférentes à leur propre reflet. 
 

Nichée sur un promontoire, la ville est connue pour être le lieu où l'empereur Frédéric II est né, au lendemain du Noël 1194, sous une tente dressée à la va vite au milieu de la place principale qui à présent porte son nom. Elle offre d'indéniables attraits : une suite de longs palais paraissant négligés,  rien, absolument rien de racoleur, aucun kiosque à souvenir, mais en revanche une grande majesté. On éprouvait en la parcourant l'impression d'être un peu à l'écart du temps. Il en émanait une subtile mélancolie, comme si l'endroit se refusait à certaines formes de progrès (la page italienne de Tripadvisor déplore du reste ce manque de "dynamisme" envers de potentiels touristes dans ses commentaires). 


Au palazzo Bisaccioni, une exposition d'un photographe italien oublié vous accueillait. Plus une autre sur des dessinateurs de BD arabes. A l'intérieur de trois belles librairies ouvertes s'activaient des libraires avenants, tout disposés à susciter le désir de découvrir chez quiconque franchissait leur seuil. Dans les rues, une quantité inhabituelle de Noirs circulait, qui ne mendiaient pas mais vous regardaient dans les yeux et saluaient, et qui semblaient animés par le désir de s'insérer et de construire. Était-ce dû à la proximité de l'Adriatique ? étaient-ils arrivés d'un port proche ou avaient-ils le projet d'y embarquer, qui sait ? la politique locale leur était-elle favorable ? dans tous les cas, une place leur était réservée en cet endroit.
 

 


C'est à de petits indices qu'une ville se révèle. Une manière d'être accueillis dans un café. Des entrées gratuites dans un musée. Le regard de migrants droit et nullement désespéré. Jesi, petite ville provinciale, avait de quoi séduire, suscitait le désir d'y revenir. Nous l'avons laissée à son quotidien placide pour rejoindre l'exubérante Ancône, chef-lieu de ces étonnantes Marches qui n'ont cessé de nous surprendre, Ancône avec sa manière impromptue de défier la mer, qui semblait avoir déboulé des collines joliment cultivées, impatiente, avec ses ferries tonitruants, de se relier à toute la Méditerranée, Ancône qui appelait à d'autres ouvertures, Ancône autre objectif à retenir.


jeudi 10 octobre 2024

Vivre : tombe tombe la pluie

 
Incoronazione della Vergine (dett.) / Giovanni Antonio da Pesaro / GNDM / Urbino
 
 
Si l'été est un état d'esprit, comme on dit, alors l'automne aussi.
Vite : que le ciel et tous les saints me rendent mon humeur d'Italie!
 

mercredi 9 octobre 2024

Vivre : welcome!

 
décoration murale / Casa Romei / Ferrara
 
Elle était la reine discrète et menue d'un domaine où tout appelait à la sérénité. Dans le jardin étaient disposés divers ensembles qui invitaient à se détendre, à lire, à méditer, cuisine d'extérieur constituée de bric et de broc, tables vaguement anglaises attendant l'heure du thé, divans de fer forgés. Aucune barrière, aucun écriteau, mais chaque espace paraissait bien dessiné. C'était un endroit sans télé, sans piscine, sans air climatisé, un lieu au milieu de nulle part où chacun trouvait à se repérer. Le matin, les deux tables de la terrasse se couvraient de cent douceurs. On se serait crus à la table d'un prince trop modeste pour avoir besoin d'un palais : une grande moka fumante, des coupelles de confiture, des gâteaux aux fruits secs encore tièdes, de minuscules verres à yogourt en porcelaine immaculée, du pain finement tranché, des sandwiches à la bresaola et au fromage frais, des jus et une multitude de fruits provenant du verger. Un jour, elle avait présenté deux grenades savamment ouvertes et, comme nous n'y avons pas touché, nous avons craint de l'avoir un peu vexée.
 
Au premier étage se trouvaient les chambres. Elle nous avait attribué un logement constitué de trois pièces en enfilade, élégamment décorées. Des tableaux au fusain qu'elle avait esquissés, des draps anciens bien repassés. A chaque fois, j'avais l'impression de retourner dormir chez une grand-mère que je n'aurais jamais connue, mais que j'aurais tendrement aimée. Sa chienne s'appelait Lei, c'était une demoiselle au caractère bien trempé qui promettait de devenir une truffière affirmée. Senteurs de lavande et douceur du kaki, il n'y avait dans ce lieu aucune place pour le vacarme ou la vulgarité. Pas un mot de trop. Je me souviens, le paysan qui passait travailler au volant de son tracteur saluait en riant comme un seigneur désinvolte chevauchant ses terres. Après quelques nuits, nous avons dû quitter ce lieu avec la sensation d'être chassés du paradis.
 
**********


Déposition de la Croix / Rosso Fiorentino / Pinacoteca / Volterra
 
Sa maison se trouvait dans un quartier résidentiel, des villas récentes en bordure d'un village du Chianti. Elle nous a précisé à notre arrivée que c'était un lieu très bien habité et qu'une multitude d'événements chics y étaient organisés. Elle nous a montré la chambre qu'elle nous louait et avait décorée avec un penchant manifeste pour les bimbeloteries. Nous avons été saisis à la gorge par une forte odeur de parfum en bâtonnets.  Tout sentait le propre savamment organisé. Tout était rutilant et astiqué. Dans l'entrée, trois aspirateurs différents étaient parqués. Sur le buffet, une sorte de raquette de tennis en bleu fluo était allumée. Elle nous a expliqué que c'était un anti-moustique dernière génération et que cinq insectes venaient d'être grillés. Elle parlait beaucoup et beaucoup en chiffres. Nous avons appris le nombre de mètres carrés des propriétés du coin et de la maison qu'elle venait de vendre dans une ville renommée.  Elle avait un drôle de regard, qui vous scannait : on aurait dit qu'à vous observer elle pouvait deviner à combien vos revenus mensuels s'élevaient. Elle a tout de suite vu que P. n'avait pas de pédigrée. Elle a jeté un regard condescendant sur mes pantalons de voyage tout froissés (peut-être que ma valise Samsonite jaune l'a quelque peu rassurée ?). 
Durant les quinze premières secondes, j'ai ressenti une très forte envie de fuir  Puis, je me suis raisonnée : une nuit, une seule nuit, une erreur de casting, avant de vite décamper. Dans la rue, j'ai remarqué que toutes les places de parcage étaient dûment serties d'une chaîne accompagnée d'une plaque "privé". Un voisin est passé. Il affichait lui aussi un regard scanner et le visage de ceux qui font vrombir leur moteur aux feux quand ils sont arrêtés. Il tirait un petit caniche blanc et semblait fier de pouvoir ouvrir un portail gris métallisé entre deux haies. J'ai frissonné. Mentalement, j'ai évalué si, à dix-huit heures, il serait encore possible de trouver en ville une chambre décente acceptant les toutous. Une seconde fois, je me suis raisonnée. Une soirée à Sienne nous attendait. J'ai imaginé les verres de Campari sur le Campo, le Palazzo pubblico et le ciel dont le bleu allait bientôt se sertir d'étoiles dorées. Juste une nuit. Elle a demandé si nous pensions prolonger notre séjour. J'ai visualisé Dante traversant l'enfer. Ô cauchemar. Totalement impossible, ai-je prestement répliqué, avant de repartir en voiture pour une soirée qui, elle, ne serait pas gâchée.

mardi 8 octobre 2024

Vivre : légitimités

 
Atlante / Palazzo Baldeschi-Balleani / Jesi
 
 
Chez soi est le lieu où pour évoluer l'on n'a pas à s'interroger sur le code à adopter 


 

lundi 7 octobre 2024

Vivre : la question des origines

 
Fresque provenant de l'arc triomphal de l'église de Saint-Augustin / détail ange Jugement universel / museo della Città / Rimini
 
Vous venez d'où ? Il vient d'où votre accent ? Quelle est votre nationalité ? Vous vous sentez plus d'ici ou de là-bas ? Tant de questions qui demandent des précisions. Parfois pour mieux connaître et pour mieux comprendre. Parfois pour mieux réussir à caser ceux à qui elles sont posées. Tant de questions qui ne sont pas stupides - enfin pas toujours - mais qui demandent des explications alors que tout est complexité. Comment expliquer l'ensemble des fils qui constituent notre identité ? Comment expliquer qu'on peut être d'ici et d'ailleurs (et que d'ailleurs personne n'est totalement d'ici) ? Comment dire qu'on vient tous d'horizons divers et que la pureté - comme la ligne droite - n'existe que dans l'imaginaire de ceux qui voudraient pouvoir tout cataloguer pour pouvoir tout régler. 
Vous venez d'où ? Vous vous sentez plus d'ici ou de là-bas ? Quelle est votre nationalité ? Il vient d'où votre accent ? Tant de questions auxquelles on peut s'autoriser à répondre comme on le sent. A révéler, si on est confiant. A esquiver, le plus souvent.
 

dimanche 6 octobre 2024

Voyager : de fil en Rimini

 
Façade du Tempio Malatestiano
 
J'étais partie sur les chapeaux de roue. Jusqu'à la veille je n'étais pas sûre de mon choix. J'hésitais, pour un peu j'en tremblais. Rester ou me lancer. Finalement, ma valise s'est faite quelques minutes avant le démarrage. Des affaires jetées à la va-vite entre 7 heures 50 et 8 heures top chrono. Ma météo personnelle était pareille à celle des sites censés êtres fiables : temps incertain, probables averses et orages, mon fleuve, comme tant d'autres là-bas, risquait de sortir de son lit. Nous avons pris la route sous la pluie, longé des montagnes enveloppées dans un brouillard cotonneux qui ne laissait rien entrevoir.
Contre toute attente, une fois les Alpes franchies, nous n'avons rencontré que des ciels prometteurs. La veste imperméable et les bottines tout terrain sont restées sagement au fond du coffre tandis que la route se constellait d'offrandes. Durant tout le séjour, j'ai tourné comme d'habitude sur deux ou trois vêtements légers. Où partir pour éviter les foules ? nous étions-nous demandé quelques jours auparavant. Pas question de nous retrouver embarqués dans des villes mignonnes, enrubannées, parsemées de boutiques et de souvenirs colorés. Où partir, en effet ? Soudain, j'ai eu une illumination : Rimini! Qui, mais qui penserait à passer ses vacances dans ce haut-lieu du tourisme ringard encore aujourd'hui ?
Bien sûr! Rimini. Je gardais au fond de moi la nostalgie d'un été implacable durant lequel nous nous étions retrouvés devant le Tempio Malatestiano désespérément fermé, entourés de blondes touristes russes avides de shopper. Je me souviens m'être sentie alors complètement déplacée, arrivant de Ravenne, parmi ces peaux écrevisse et ces portemonnaies dorés. Nous avions repris la route sans avoir pu entrer et découvrir les merveilles cachées dans l'écrin conçu par Leon Battista Alberti. Mais je m'étais juré de revenir. Pour Giotto, pour Piero, pour Bellini. Cette année allait être la bonne. Notre périple commencerait donc par la ville où naquit le divin Fellini.
 
 
 Portrait de Sigismond Pandolfo Malatesta / Agostino di Duccio / Tempio Malatestiano
 
Sigismond Pandolfo Malatesta devant Saint-Sigismond / Piero della Francesca / Tempio Malatestiano
 
C'est peu dire que la cité nous a ouvert les bras. Son cœur paraissait totalement déconnecté de son bord de mer. Il battait à un autre rythme, avec ses habitants placides paraissant sortir d'un lointain passé. Des images d'Amarcord ou d'anciennes cartes postales émergeaient. Quelques rares étrangers, principalement des cyclistes, déambulaient à la recherche d'une terrasse apte à les dorloter. Les halles pleines de vitalité nous ont époustouflés. Le museo della Città nous a charmés. 
 
Christ mort entouré de quatre anges / Giovanni Bellini / Museo della Città
 
Voir Rimini et mourir ? Que nenni! Notre voyage pouvait enfin commencer. Nous voulions intensément vivre. Nous étions prêts à nous lancer dans ce voyage avec toutes les rencontres, angéliques ou terrestres, qu'il allait nous proposer.