mardi 21 octobre 2025

Vivre : still life / 181

 

 
Le dernier délai étant fixé à la fin de l'année, je me suis enfin résolue à faire la démarche. J'ai donc embarqué mes deux smartphones - mon fidèle LG condamné à l'obsolescence et mon prochain Samsung adapté à la 5G - et je me suis rendue chez l'opérateur dès l'ouverture, pour une intervention que je pensais anodine. Transfert de données et de carte SIM, ni une ni deux, il ne devait pas y en avoir pour longtemps.
 
Que nenni! Dans l'espace client vide, les deux employées m'ont expliqué que, puisque mon ancien appareil était "très vieux" (petit regard vaguement hautain sur mon Smartie déclassé), l'opération serait "risquée". Il m'en coûterait donc l'équivalent de 125 euros et un délai d'attente conséquent. Pour aller au plus simple, elles me conseillaient la petite échoppe au milieu du centre commercial, où l'on ferait le nécessaire rapidement et pour moins cher. 
 
Je me suis donc dirigée vers le stand concerné, devant lequel attendaient déjà dix personnes malgré l'heure matinale. C'est alors que j'ai découvert un monde tout à fait inconnu, celui de la téléphonie, ses divers bobos et ses terribles avanies. J'avais toujours ménagé Smartie : il n'avait jamais chuté, ni connu d'heures supplémentaires, pas plus que des chargements exagérés. Tout à coup je me suis vue dans la salle d'attente d'un service d'urgences hospitalières : des gens assumant des mines affligées, tenant entre leurs mains des téléphones refusant de s'allumer, des batteries à l'agonie, des écrans fissurés. Dans la file, tous les visages portaient les signes de grosses douleurs physiques, morales et, bien sûr, économiques. 
 
La femme devant moi, maigre, pâle, stressée, exhibait un écran noir et se lamentait : "Toute ma vie est là-dedans". Elle a parlé de son travail, pour lequel elle devait absolument être joignable, de son fils adolescent à surveiller, de ses contacts, de ses amis, de la police chez qui elle venait de déposer une plainte pour aggression, de ses photos et de ses preuves vidéo. Elle paraissait désemparée. Aucune sauvegarde, aucune copie. On aurait dit que la moitié de son être - la plus saine - s'était évanouie.
Un homme immigré venait faire réparer l'appareil que sa mère avait fait tomber dans les escaliers. On sentait que le cordon ombilical avait besoin d'être renoué. On pressentait aussi que le prix de la réparation allait mettre à mal un budget familial serré.
Et ainsi de suite, chacun dans la file racontait ses pertes, ses malheurs, ses détresses. Une quinquagénaire avait malencontreusement laissé tomber dans les toilettes son malheureux alter ego. Un livreur très pressé ne pouvait entamer sa journée de travail sans cet outil capital. Pour tous ces compagnons d'infortune, quelque chose de vital était en jeu. quelque chose qui tenait de la dépendance, qui n'était pas sans me rappeler certains toxicomanes croisés dans mon métier.
 
Je suis rentrée à la maison avec Smartie2, qui semble doté d'un potentiel rassurant. Je sens qu'on va collaborer en bonne intelligence. L'expérience m'a cependant laissée pensive : tout est organisé pour que la clientèle soit de plus en plus captive. Captive et impuissante. Quantité de données, indispensables, personnelles rassemblées dans un unique objet. Un objet minuscule, ridicule, quand on y pense, dont nous devenons les obligés et qui peut se révéler d'une implacable tyrannie. 
 
On le sait bien et depuis longtemps. Mais là, précisément, je me demandais par quelle folie on avait pu en arriver là. Comme pour tout objet technologique, jusqu'à quel point l'utiliser sans y être asservis ? Si on ne peut plus faire sans, comment faire avec ? J'ai ressenti encore une fois le désir désespéré d'entrer en résistance : avoir toujours du cash sur moi,  connaître par cœur des numéros et des codes prioritaires, imprimer mes billets de voyage, sauvegarder mes images, limiter mes conversations et le contenu de ma messagerie, favoriser le présentiel, refuser à l'intrus de prendre place à ma table, faire naturellement chambre à part et surtout être capable de rêver ou patienter 10 minutes sans me sentir obligée de me distraire avec ce stupide doudou. Et cetera. Et cetera. La liste est longue. Elle réclame de l'autodiscipline. Mais, perdu d'avance ou pas, continuons le combat.
 

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