mardi 23 mars 2021

Vivre : A.M.

 
 Orazione nell'orto (dett.) / Il Perugino / Gallerie degli Uffizi / Firenze
 
Je n'ai pas fréquenté suffisamment A.M. pour pouvoir dire qu'elle était une amie. Et pendant de longues années je n'ai jamais pensé à elle - ou bien seulement en passant, quand nous étions en Provence et que nous nous approchions de Vaison-la-Romaine. Alors, immanquablement, nous nous disions : tu te rappelles de ces trois jours ? Car A.M.et son mari possédaient une maison dans la région et ils nous avaient invités à y passer un congé de Pentecôte avec notre fils alors qu'il n'était qu'un bébé. De ce séjour printanier, il ne me reste que quelques bribes : la longue enfilade de pièces dans la maison en forme de L, le jardin qui embaumait, l'agneau à l'ail présenté dans une grande cocotte Le Creuset, les fromages de chèvre que A.M. nous proposait en dessert, la visite à un petit producteur de Rasteau qui vendait tout au fond d'un chemin de terre que nous n'avons jamais su retrouver un nectar à seize francs la bouteille que nous n'avons jamais su oublier. Je me souviens : il faisait beau et nous étions, R. et moi, passablement stressés, car dès le retour nous allions chacun devoir entamer une exigeante expérience salariée et notre fils devrait s'habituer à passer des journées loin de notre présence.

J'avais rencontré A.M. sur les bancs de l'université où nous assistions à un cours sur la Renaissance italienne. A.M. était minuscule, elle avait les cheveux courts et le verbe précis. Elle était très cultivée. Elle m'avait parlé d'un récent voyage entrepris au Cappadoce en compagnie de sa fille, avec laquelle elle semblait  entretenir des rapports plutôt conflictuels et qui se prénommait Raphaëlle. Elle était bien plus âgée que moi. Nous avions pris le café chez elle une ou deux fois, dans l'appartement lumineux qu'elle occupait dans les beaux quartiers de Genève. Elle devait se trouver un peu désœuvrée entre son mari très occupé et ses deux grands enfants.

Après notre retour en Suisse, ce semestre-là, très occupée par mon travail et par diverses obligations familiales, je n'étais plus retournée suivre les cours et je n'avais plus eu de contacts avec A.M. Mais, au bout de plusieurs mois de silence, j'avais reçu  une lettre de sa part m'annonçant la mort de son fils. Je me souviens : elle avait écrit qu'il avait succombé à de l'immunodéficience acquise. J'avais mis du temps à comprendre qu'il s'agissait du sida, une maladie qui paraissait alors encore très abstraite. Je lui avais écrit une carte, bien sûr, dans laquelle j'avais mis tout mon élan, mais, je le crains aussi, toute mon inexpérience. Elle ne m'avait jamais répondu. Je crois que j'avais dû écrire des banalités qu'elle ne pouvait pas tolérer face à l'intolérable. Avais-je osé écrire que je partageais ? que je comprenais ? que que j'étais de tout cœur ? Avais-je utilisé quelque formule toute faite ? Je pense qu'à présent j'écrirais ce genre de missive en y allant sur la pointe des doigts, avec la plus grande prudence et, sans doute, un minimum de mots...

Qu'est-ce qui m'a fait penser à A.M. tout récemment ? Peut-être cet extrait de Delphine Horvilleur, lu cette semaine :
Je dis toujours aux endeuillés, quel que soit l'être cher qu'ils perdent, qu'ils vont devoir, en plus de leur douleur, se préparer à vivre un étrange phénomène : la vacuité des mots et la maladresse de ceux qui les prononcent. Ceux qui vous rendent visite dans le deuil, ou tentent de vous y accompagner, vous disent souvent des bêtises et parfois même des horreurs, en pensant vous apaiser ou vous soulager. Des "les meilleurs partent les premiers" ou des "au moins, il ne souffrira plus", des "vous serez à la hauteur de cette épreuve qui vous est envoyée", en passant par d'autres tentatives de greffer du sens à l'insensé. Les endeuillés doivent s'y préparer. [Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation, Grasset, 2021]
Je sais que je n'ai pas écrit de telles choses, parce que je ne les pense pas et que je ne les ai jamais pensées. Mais je crains, malgré toutes mes bonnes intentions, d'avoir été trop jeune, trop démunie, pour trouver les mots face au désastre qu'A.M. avait dû affronter. Du reste, avait-elle pu surmonter ce deuil immense, ce tsunami, cette atrocité ? Delphine Horvilleur souligne que la langue française manque de mots pour dire ce que c'est que perdre un enfant : en français, on peut être veuf, on peut être orphelin, mais l'état où l'on se trouve quand on perd sa progéniture ne sait être nommé. Il m'est arrivé d'imaginer à plusieurs reprises qu'A.M. n'avait pas survécu à cette épreuve. Qu'elle avait été incapable d'écrire, de penser, de respirer par la suite. Je l'avais imaginée se retirer loin, très loin, dans un lieu où les gens et les mots ne pouvaient plus l'atteindre.
 
En ce mois de mars, une année de deuil est en train de s'achever pour moi. Un deuil bien différent de celui qu'a vécu A.M. Cependant, j'ai éprouvé dans ma chair ce que dit la femme rabbin, les bêtises, voire les horreurs, débitées avec les meilleures intentions du monde. Ayant interrogé longuement le murmure du vent et les mouvements des nuages, j'ai senti au fond de moi que les mots sont impuissants, ou du moins ont une puissance toute relative. Ils font surtout, je crois, du bien et soulagent ceux qui les prononcent. Et j'ai fini par éprouver qu'un seul geste, esquissé en silence, ou une seule fleur, remise avec sobriété, sont plus aptes que des phrases à assurer le lien. 
 
 

4 commentaires:

  1. « Je lui avais écrit une carte, bien sûr, dans laquelle j'avais mis tout mon élan »
    Alors j'ai la certitude que tu n'as pas écrit des banalités ni des formules toutes faites. Il arrive fréquemment que les personnes, dans la souffrance du deuil, ne répondent pas. Il ne faut pas en tirer la conclusion qu'on se serait fourvoyé dans ses propres propos. Quand on écrit dans l'élan du cœur, on reçoit les mots qui conviennent, et l'autre « comprend » comment les recevoir.
    Puisse mon commentaire t'apaiser si besoin en était.

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    1. Sans doute as-tu raison. Dans le deuil beaucoup de gens se retrouvent dans l'incapacité de parler et le silence prête à toutes les interprétations. Je crois qu'à présent je relancerais. J'enverrais un mot six mois, un an après pour prendre des nouvelles. Mais... l'âge adulte vous emporte dans un tourbillon d'exigences : il y a la vie familiale et professionnelle à assumer, les projets, les amis, la famille et on a relativement peu de temps pour s'occuper des gens qui se mettent à l'écart.
      (ce billet fait suite à celui d'avant-hier : parfois, on lit un texte, on entend une phrase qui déclenchent des réflexions, on pense aux personnes de qualité qu'on a connues et qu'on a perdues de vue et on se dit que c'est dommage... )

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  2. C'est avec beaucoup d'émotion que j’ai lu votre billet d’aujourd'hui.
    Il est très difficile de trouver les mots justes dans de telles circonstances car la personne ayant perdu son enfant "meurt" aussi de chagrin. Une forme de syndrome de Stockholm peut-être.
    Il faudrait, je crois, s’il est possible, pouvoir étreindre, enlacer la personne endeuillée ou simplement lui tenir la main pour être là, être présent et accompagner.
    Et puis, aviez-vous les armes? et comme vous le dites le temps passe....Quoi qu'il en soit, à vous lire depuis quelques temps, je ne pense pas que la lettre que vous aviez adressée à votre amie ait pu être blessante en quoi que ce soit. Que de frontières parfois entre les paroles dites et les paroles reçues.

    Il y a bien des années, j’ai connu quelqu’un, une connaissance. J’ai cessé de la voir pour de mauvaises raisons. Par suite, elle a été gravement malade. Je l’ai croisée bien plus tard. Elle m’a tourné le dos étreignant sa petite fille. Je me suis toujours demandé si elle avait pensé que j’avais cessé de la voir en raison de sa maladie. J’aurais dû la rattraper pour expliquer. Je n’ai pas pu. Je le regrette encore aujourd'hui. Je pense souvent à elle. Aujourd'hui, je la rattraperai pour expliquer.
    Je viens d’acheter le livre de Delphine Horvilleur dont les interviews révèlent une intelligence et une humanité rares. Il me semble qu’elle fait partie des "aiguilleurs" comme dit M Le forestier.
    Merci.

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    1. Ce que vous dites est très juste, à propos de la frontière entre les paroles dites et les paroles reçues : dans la communication il y a toujours un émetteur et un récepteur et tant d'éléments de l'un à l'autre qui peuvent se révéler perturbateurs...
      Les malentendus qui nous conduisent à interrompre nos relations peuvent être très douloureux, parfois. Mal entendus, mal compris, mal interprétés, les mots peuvent séparer alors qu'on voudrait qu'ils servent à relier.
      Ayant pas mal réfléchi à ce sujet ces derniers jours, j'en arrive à me dire qu'on ne peut qu'être indulgent, avec les autres , et aussi avec soi. Partir du principe que si l'intention est franche, on ne peut pas tout maîtriser. On n'a pas prise sur tout, on n'est pas tout-puissant (et heureusement).
      Oui, Delphine Horvilleur, un souffle nouveau, un langage vif et clair : ça fait du bien de l'entendre et de la lire (le livre est en attente chez moi, je termine avant Knausgaard IV dans un registre tout différent). Belle journée.

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