Je dois avouer que je suis une lectrice totalement indisciplinée, rebelle, incapable de prendre un livre et d'aller du début à la fin sans m'en échapper. Je ne cesse de m'absenter. Attention : aucune distraction de ma part, mes absences sont dûment légitimées. Si je quitte le livre, c'est pour mieux le comprendre, en saisir les tenants et les aboutissants, l'auteur et ses références, le contexte qui a accouché du texte. Je m'en vais et je reviens, sans arrêt, jusqu'à la dernière page. Si bien que, très souvent, c'est en lisant les ultimes phrases que je me sens capable de le reprendre. La véritable lecture peut commencer.
Fille de migrants qui avaient quitté l'école à onze ans pour se mettre à travailler, scolarisée dans une langue aux sonorités inconnues, j'ai dû apprivoiser le français peu à peu, à tâtons, dans les ricanements, sans surveillance de mes leçons. Pas question de demander la moindre clef à mon entourage, pas question
non plus d'être réfractaire aux apprentissages, de faire ma difficile,
de rejeter le moindre imprimé : tout livre était bon à prendre et je le
prenais. Les romans ont très vite été mes bouées dans une mer de perplexité et mes lampes torche à travers les forêts obscures dressées par toutes les lettres de l'alphabet.
Sans doute ai-je suivi les règles convenues avec mes tout premiers livres d'enfant, les Quatre filles du docteur March ou le Club des Cinq
(pas de bibliobus pas de bibliothèque dans les environs, mais...j'avais
hérité d'une vieille caisse ramenée par mon père d'un de ses
chantiers). Très vite le nombre de ces livres étant limité, je me suis
mise à relire dans la plus totale liberté. Je partais rejoindre mes
personnages préférés, les passages qui m'émouvaient, les chapitres où je
me sentais dans mon propre grenier. Au fur et à mesure, les lectures
m'ont poussée à la découverte, projetée hors des pages, intriguée par
les mots que je ne connaissais pas, par les personnages et par les pays
cités, j'ai ressenti le besoin de combler des trous, d'élucider des mystères, de tordre les points d'interrogation pour parvenir à dresser des exclamations.
Un jour, enfin, à neuf ans, j'ai pu arracher un laissez-passer. Il se tenait sur les rayonnages de notre supermarché. Il coûtait 29 francs - une somme à l'époque, j'en rêvais. J'ai fini par l'obtenir comme un trophée. Je me souviens : sur la pointe des pieds, les bras tendus pour m'en emparer. Je viens de le remonter de la cave où il dormait d'un légitime sommeil, portant les marques de toutes les après-midis passées à le compulser, où je ne me lassais pas de tourner les pages, pour conquérir cette langue qui n'était pas la mienne mais qui aurait le pouvoir de m'arracher à toutes sortes de solitudes et d'abandons. Le voici devant mes yeux attendris, fatigué et chéri, ce cher bon vieux compagnon.
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