Quand un voyage commence-t-il ? Dans l'esprit du voyageur, dans un désir, un projet, une vague image qui s'impose et demande avec insistance à se réaliser ? Dans la préparation d'un bagage ou la programmation d'un trajet ? Un voyage commencerait-il seulement au lieu même qui lui donne son intitulé ? Le voyage à Rome commence-t-il à Rome même, dès qu'on aperçoit le Colisée ? Le voyage à New-York sur la piste d'atterrissage de l'aéroport le plus proche menant à la ville qui ne dort jamais ?
Le voyage est bien sûr ce qu'on en fait. Il pourrait apparaître comme un cadeau savamment emballé. Il contient tous les rêves, toutes les attentes dont on a voulu l'entourer. Il y a aussi la manière dont il est savouré. Il y a les souvenirs qui s’imprègnent dans la mémoire et ceux qui s'envoleront à jamais.
L'autre jour, tandis que nous quittions notre région ternie de grisaille étions-nous en train de nous diriger vers le but de notre voyage ou déjà en train de voyager ? Ce qui est certain, c'est que les bancs de brouillard tenace enserrant le plateau ont peu à peu cédé la place à des strates de nuages beiges, qui se sont pris à rosir, jusqu'à prendre des apparences de pêche mûre, puis à bleuir, jusqu'à accueillir un ciel azur. Très vite, des montagnes pastel se sont dévoilées et mises à plonger l'une après l'autre dans les eaux du Léman comme une cascade en camaïeu qu'Hodler aurait dessinée. Une douceur infinie s'étendait sur notre trajectoire exceptionnellement dégagée. Il faisait beau, il faisait calme, il faisait un de ces moments où l'on voudrait que le temps oublie d'exister.
C'est alors que je me suis demandé si je n'étais pas déjà arrivée. Si, au lieu de tendre vers un but, ou d'attendre d'y arriver, le voyage ne m'avait pas déjà happée. Des foules de détails se sont offerts à moi comme sur un tapis déroulés : les montagnes imposantes et leurs neiges irisées, le tournoiement de ribambelles d'oiseaux dans le ciel élancés, les grues blanches et les grues cendrées dans les champs concentrées, et puis, plus loin, émergeant des rizières noircies par l'hiver, les herbes réchauffées par le soleil comme des fantômes agitées. Et, encore plus avant, tel château émergeant des brumes, disparaissant, puis réémergeant accompagné de son village enfin identifié. Des moments de magie, un conte de fée.
Arrivés à destination, à bon port et à l'heure prévue, ayant trouvé une place où nous parquer, et le parcomètre et la monnaie, et le lieu précis vers lequel nous devions nous diriger, j'ai pensé tout à coup que mon voyage était accompli. Ce n'était pas le voyage programmé. C'étaient quelques heures de cheminement vers le Sud qui s'étaient offertes, avec leurs teintes et leurs attraits, quelques mots prononcés, des onomatopées, des soupirs et des pensées qui voltigeaient. C'était un présent que la vie m'avait donné et que j'avais gardé, comme un enfant garde doucement un oisillon avant de le relâcher.