J'ai toujours éprouvé autant de douleur que de motivation à lire Primo Levi. Entamer un de ses livres signifie pour moi entreprendre un voyage au long cours, avec des arrêts, de retours en arrière, des reprises, des passages survolés pour parvenir à arpenter le texte comme on escalade une montagne ardue. Je n'ai jamais pu en faire des lectures linéaires, si ce n'est peut-être en lisant "Si c'est un homme", son œuvre la plus connue. La lecture de "La Trève" a été un véritable parcours du combattant. "Le système périodique" m'a fascinée par ses tissages de connaissances chimiques et de réalité humaine entremêlés (paru en 1967, c'est un livre très particulier. Primo Levi, chimiste de formation, intitule chacun des 21 textes, indépendants les uns des autres, du nom d'un élément chimique, lequel, par ses propriétés, est au centre de chacune des histoires. J’appréhendais de le lire, car, à l’école, la chimie était ma bête noire. L’auteur ne souhaitait pas répéter dans ce livre des éléments autobiographiques qu’il avait déjà racontés précédemment. Toutefois, les chapitres se déroulent en ordre chronologique et se réfèrent à un moment donné de son existence.)
Inutile de dire que le livre "Lilith" n'a pas échappé à des difficultés de lecture. Cette entreprise a duré plusieurs semaines (et je pressens qu'il me faudra encore pas mal de relectures pour en faire le tour). C'est un recueil de 36 nouvelles de thématiques très différentes, publiées pour la plupart dans le quotidien turinois La Stampa entre 1975 et 1981. Il est divisé en trois parties : le passé, le plus souvent concentrationnaire; l'avenir, étrange, entre science-fiction et métaphysique; et le présent, source de réflexions sur l'être humain en société). Le style de Primo Levi est vif, incisif. Il est capable de résumer une situation ou un être en quelques traits, deux ou trois adjectifs, une image et on saisit rapidement de quoi il en retourne. Impossible bien entendu d'en faire un compte-rendu exhaustif et encore moins de le résumer. Je me contenterai aujourd'hui de parler d'un des récits les plus marquants : "Le retour de Lorenzo".
Lorenzo était un maçon employé dans une entreprise italienne qui œuvrait au sein d'Auschwitz. Même s'il ne s'était pas porté volontaire pour ce travail, ce n'était pas un déporté. C'était un civil et il "jouissait" au sein de l'univers concentrationnaire de certains privilèges, comme celui d'avoir droit à du courrier, des rations plus abondantes, des colis, des jours de congé et une solde en marks. Dans le système très hiérarchisé du camp, ces privilèges procuraient un pouvoir certain à ceux qui en bénéficiaient. Mais Lorenzo Perrone n'était pas homme à en user et encore moins à en abuser.
Primo Levi parle de lui dans le chapitre 12 de "Si c'est un homme", un livre écrit dès son retour de déportation, entre décembre 1945 et 1947, alors que le maçon était encore vivant. Il s'exprime avec pudeur et reconnaissance à son propos :
A supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. [...]
Mais Lorenzo était un homme ; son humanité était pure et intacte, ce monde de négation lui était étranger. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que j'étais un homme moi aussi. » "Si c'est un homme", fin du chapitre 12
Quant à la nouvelle dont je parle ici, elle a été écrite bien après la mort de Lorenzo. Primo Levi est resté en contact avec lui jusqu'à son décès en 1952, tentant vainement de le sauver de la maladie et du mal de vivre qui s'était emparé de lui à son retour. Voulant honorer son ami, il a donné son prénom à ses deux enfants, appelant sa fille Anna Lorenza et son fils Renzo. Car Lorenzo lui avait, comme l'écrivain l'a répété à plusieurs reprises, sauvé la vie dans des circonstances extrêmes. Il lui avait cédé une partie de sa nourriture, avait fait parvenir du courrier à sa famille, lui avait remis un vieux chandail à porter sous sa veste de prisonnier.
Mais, par-dessus tout, le maçon piémontais, fruste, plutôt caractériel et quasi illettré, n'avait jamais agi de manière intéressée. Il prenait des risques et faisait le bien en toute simplicité. Dans un univers où la bestialité, la violence, la haine, mille dangers, la mort guettaient les êtres, il avait représenté une figure de toute noblesse. L'écrivain à un certain moment utilise l'image de Don Quichotte pour l'évoquer. Il était grand, n'avait pas peur, il faisait ce qu'il avait à faire sans jamais s'en vanter.
Cette nouvelle d'une dizaine de pages est de toute beauté. Toute l'intelligence et toute la finesse descriptive de Primo Levi s'y révèlent. Un texte auquel on reviendra dans les moments où l'on tend à désespérer de l'humanité.
Je le vis arriver un matin, enveloppé dans sa petite cape gris-vert, au milieu de la neige dans le chantier dévasté par les bombardements nocturnes. Il avançait de son long pas régulier et lent. Il me tendis la gamelle qui était tordue et cabossée, et me dit que la soupe était un peu sale. Je lui demandai une explication, mais il hocha la tête et s'en alla, et je ne le revis qu'un an plus tard, en Italie. Dans la soupe, en effet, il y avait de la terre et de petits cailloux, et ce n'est qu'un an après que, presque en manière d'excuse, il me raconta que ce matin-là, tandis qu'il faisait sa tournée de restes, son camp avait subi une attaque aérienne. Une bombe était tombée près de lui et avait explosé dans la terre molle; la gamelle avait été ensevelie, et lui, avait eu un tympan percé, mais il avait la soupe à porter, et il était allé travailler quand même. [p.89]
Il tomba malade; grâce à des amis médecins, je pus le faire hospitaliser, mais on ne lui donnait pas de vin et il s'enfuit. Il était déterminé et cohérent dans son refus de la vie. Il fut retrouvé moribond quelques jours plus tard, et mourut à l'hôpital dans la solitude. Lui qui n'était pas un déporté, il était mort du mal des déportés. [p.92]
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