vendredi 7 mars 2025

Voir : le courage de documenter

 

 
Visionné hier soir le documentaire "No other Land" qui, après avoir reçu le Prix du meilleur documentaire à la Berlinale 2024, vient de se voir décerner l'Oscar du meilleur documentaire dimanche soir.  
Tourné entre 2019 et 2023, avec de faibles moyens - mini caméra ou smartphone - par une petite équipe d'activistes palestiniens et israéliens, le film montre, avec l'ajout de  quelques images d'archives, le quotidien des habitants dans les hameaux de Masafer Yatta, en Cisjordanie. Suite à la décision de la Cour suprême israélienne de convertir cette région en zone de tir 918, soit un terrain d'exercice militaire, les maisons palestiniennes, les écoles, les espaces collectifs sont détruits, et les habitants contraints à quitter peu à peu les lieux à la faveur de l'implantation progressive de colonies juives. 
Dans ce rapport de force totalement inégal, où ceux  qui oppriment sont ceux qui détiennent les armes et édictent les lois, quelques familles palestiniennes - comme celle de Basel Adra, l'un des deux cinéastes - tentent de résister tant bien que mal. A chaque destruction de leur maison, ils s'efforcent de reconstruire. Certaines bâtisses ont été détruites jusqu'à 12 fois. Cette situation est connue sur le plan international depuis longtemps. Tony Blair s'est rendu en son temps sur les  lieux pour une visite qui a duré sept minutes. Quelques activistes étrangers viennent parfois et s'efforcent de rendre compte des faits. Mais pour les personnes concernées, comment se faire entendre et comment faire reconnaître leurs droits ?
Les images maladroites laissent sans voix. C'est justement leur maladresse qui nous rend les situations si proches. Quand Basel Adra est poursuivi par des soldats et menacé sans lâcher son appareil, les spectateurs le suivent dans sa course éperdue. Quand une mère invoque l'aide de Dieu en veillant sur un de ses fils devenu grabataire après un affrontement avec l'armée  on se sent gagné par l'impuissance et on se demande où les êtres filmés trouvent la force de survivre et de lutter. 
Mais peut-être que, pour eux comme pour nous, l'essentiel est de ne pas lâcher. Leur combat courageux leur appartient, et, en ce qui nous concerne, on se dit qu'il faut regarder, qu'il faut oser savoir et s'informer (même si certains soirs, découragés par la pluie de nouvelles alarmantes, on serait tentés  de zapper). Que dire face à un contexte si difficile? Peut-être, puisqu'il s'agit d'ouvrir son regard et de tendre l'oreille, peut-on se référer au discours pondéré et déterminé que tient Didier Fassin : "Le consentement à l’écrasement de Gaza a créé une immense béance dans l’ordre moral du monde ».
Car c'est bien de cela qu'il s'agit quand on regarde les images de "No other Land" : on se retrouve plus que secoué, on est profondément indigné par un monde qui échappe à toutes les règles morales élémentaires et on n'a nulle envie de "choisir son camp" comme trop de voix nous y invitent (notons que le maire de Berlin, Kai Wegner, a critiqué l'an dernier la remise du prix de la Berlinale en disant qu'il "n'y avait pas de place dans sa ville pour l'antisémitisme"). Choisir son camp, comme s'il y avait d'un côté les Justes, les Tenants de la Vérité, les Civilisés dans leur bon droit et de l'autre les Méchants, les Dangereux, ceux qu'on peut aisément éliminer ou chasser. Comment peut-on nous faire croire à des vérités aussi binaires ? se résoudre à choisir son camp équivaudrait à baisser les bras et les yeux en laissant faire. Or, tout l'art du documentaire consiste à montrer des réalités humaines qui échappent à l'anonymat des chiffres et à l'afflux de nouvelles banalisées. Il doit permettre aux spectateurs de se forger une opinion personnelle, loin des bien-pensances de toutes sortes et des discours calibrés.
 

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