Le mot islandais ör signifie "cicatrices". Il n'est ni féminin ni masculin, mais d'un troisième genre qu'on appelle neutre. Ör est identique au singulier et au pluriel : une ou plusieurs cicatrices. Le terme s'applique au corps humain, mais aussi à un pays, ou un paysage, malmené par la construction d'un barrage ou par une guerre. Nous sommes tous porteurs d'une cicatrice à la naissance : notre nombril - qui constitue pour certains le centre de l'univers. Au fil des années s'y ajoutent d'autres cicatrices. Le héros de Ör, Jonas Ebeneser, en a sept, chiffre assez proche de la moyenne. Ör dit que nous avons regardé dans les yeux, affronté la bête sauvage, et survécu. [Note de l'auteur, p.197]
En sortant de la projection, j'ai pesté contre ma politesse, qui m'a fait applaudir un film d'une confondante banalité, qui m'a obligée à rester jusqu'à la fin des échanges - des questions convenues, dégoulinantes de glucose savamment enveloppé, des réponses sans véritable intérêt. Je m'en suis voulu de ne pas m'être sauvée discrètement dans la pénombre, fuyant une séance dont les 93 minutes m'avaient paru une éternité. La cinéaste avait dit : c'est son premier roman à être adapté, la romancière a aimé. Il est permis d'en douter.
Il faut admettre que l'hôtel retenu était un bâtiment d'une classe folle et d'un grand intérêt historique. Il faut relever aussi que la jeune actrice, Lorena Handschin, illuminait l'écran. Elle prononçait au milieu du film un monologue sobre sur les meurtrissures de la guerre qui donnait du relief à une suite de dialogues d'une effarante platitude. Mais je n'avais retrouvé dans le long-métrage ni l'humour percutant ni la capacité d'évocation ni la perspicacité propre à Auður Ava Ólafsdóttir. Alors, je suis entrée dans la providentielle librairie La forme d'un livre pour me procurer le texte original et l'explorer.
Ör est un roman datant de 2016 dont la version française des éditions Zulma est sortie en 2017. Du début à la fin de son récit, l'écrivaine utilise le phénomène de la cicatrisation comme fil rouge. On pourrait dire que le thème principal est celui de la réparation. Comment peut-on se reconstruire après une chute, un traumatisme, une catastrophe, tant sur le plan individuel qu'écologique ou social ? Quels cheminements parcourir, quels fonds toucher, pour pouvoir parvenir à émerger ?
L'histoire, c'est celle d'un homme en crise, un bricoleur sensible et déphasé, déterminé à en finir avec une vie où tout semble se désagréger. Son mariage au long cours s'est détricoté, sa mère à la mémoire trouée vivote dans un EHPAD, sa fille adorée est partie vivre ailleurs et il apprend de son épouse qu'il n'en est pas le père biologique. Ces trois femmes sont les trois Guðrún de sa vie et, sans elles, il ne ressent plus le goût de continuer.
En songeant au suicide, il voudrait ménager sa fille, seule personne susceptible de trouver son cadavre. Alors, il pointe un endroit, quelque part sur la planète, un lieu où un conflit vient tout juste de se terminer. Il échafaude des plans pour sa dernière semaine et, comme il est très habile de ses mains, il pense en dernière minute à emporter sa vieille caisse à outils, à l'appui de son projet.
En songeant au suicide, il voudrait ménager sa fille, seule personne susceptible de trouver son cadavre. Alors, il pointe un endroit, quelque part sur la planète, un lieu où un conflit vient tout juste de se terminer. Il échafaude des plans pour sa dernière semaine et, comme il est très habile de ses mains, il pense en dernière minute à emporter sa vieille caisse à outils, à l'appui de son projet.
Il arrive dans un lieu où tout est détruit. Tout n'est que gravats, sauf l'hôtel Silence où il a réservé une chambre. A ce point, bien sûr, on est tenté de se dire que l'histoire est prévisible : face aux destructions massives, aux atrocités, face aux besoins vitaux qui émergent de tous côtés, le mal de vivre n'a plus sa place. Ou plutôt : sera remis à sa place et les aptitudes manuelles de Jonas Ebeneser sollicitées de tous côtés. C'est là qu'intervient le talent d'Auður Ava Ólafsdóttir pour évoquer la souffrance avec pudeur, les aléas de l'existence avec poésie et les méandres de la reconstruction avec humour.
- C'est un manuel de conversation pour apprendre la langue, ça peut vous intéresser. Je vous le recommande. [...]
Un des derniers chapitres a pour titre : "Objets qu'on perd parfois", la liste en est fort longue :
Imperméable
Gants
Parapluie
Lunettes
Alliance
Passeport
Stylo
Tournevis
Sois-même ne figure pas sur la liste. [p.176]
Il est courant d'être déçus par l'adaptation cinématographique d'un livre aimé. Ici, ce film trop joliment ficelé m'a permis d'aller rejoindre un roman incitant à méditer sur les voies de la guérison et dont les titres des courts chapitres sont à eux seuls des invitations à voyager (ce sont des vers de poètes ou de philosophes, comme Nietzsche, Leonard Cohen, Garcia Lorca, Jónas Þorbjarnarson ou même un extrait de l'épitre aux Corinthiens) :
Les plaies se referment plus ou moins vite et les cicatrices se forment par couches, certaines plus profondes que d'autres // C'est sous son aile que tu chercheras asile // Il y a tant de voix dans le monde et aucune n'est dépourvue de sens // Peu d'hommes tuent la plupart se contentent de mourir // Et puis le silence éclate comme une montagne // Je compte les pas entre toi et moi //...
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