façade de l'église de San Pietro / Cherasco
Durant les voyages, souvent, ce qui compte, ce sont de tout petits détails (comme ces coupelles turquoises insérées sur une façade toute de bric et de broc). On repense à cette église, édifiée au Moyen Âge grâce aux restes d'une autre construction religieuse, auxquels se sont ajoutés des récupérations du site romain de Pollentia, et d'autres éléments tirés de ça de là.
Les détails qui font les souvenirs de voyage peuvent aussi être faits d'interactions, de rencontres minimes, d'échanges de regards et de gestes. Il arrive qu'on parte pour visiter un monument exceptionnel et qu'on rentre avec l'image précise d'une femme ridée en train de vendre ses figues aux pieds de colonnades. Pendant que je prenais cette photo, voulant reculer, j'ai barré le passage à un passant et je me suis excusée. C'était un homme d'une soixantaine d'années, dont la silhouette trapue trahissait la lourde journée. Il s'est arrêté. Il avait besoin de parler. Il n'avait même pas besoin de savoir si on le comprenait. Probablement que, rentrant chez lui, il avait déjà fait un détour par son bistrot coutumier. Mais peut-être que ce soir-là, au comptoir, trop de mots, de rages, de pensées lui étaient restées en travers du gosier.
Il s'est mis à raconter sa vie. Une vie de travail et une vie de misère. Sa naissance en Sardaigne, son apprentissage de soudeur. Les chantiers dès l'âge de seize ans. L'immigration intérieure dans ce Nord du Sud qui plait aux étrangers mais où les migrants ne sont pas toujours aimés. Il s'est mis à évoquer la crise politique et l'économie de son pays. Il égrainait des propos qui tenaient à la fois du comptoir et du bon sens. Il surfait entre la banalité et une sorte de lucidité désabusée. On sentait qu'il avait l'habitude de penser à ce qui l'entourait mais qu'il était dépassé par trop de pièces qu'il ne pouvait assembler. Le puzzle devant lui contenait manifestement trop d'éléments à organiser (en l'écoutant, on pensait : de plus en plus de gens, ici ou ailleurs, dont les mots s'effilochent au lieu de se tisser)
Sa retraite, si tout allait bien, il l'obtiendrait dans trois ans. A soixante-sept ans, si tout allait bien, il aurait le droit de toucher 1'100 euros par mois et avec ce montant, sa femme et lui devraient pouvoir vivre et payer leur loyer. Ses yeux étaient noirs et vitreux comme si aucune lueur ne pouvait les traverser. "Si tout allait bien" était une expression qui revenait comme une ritournelle. C'était l'expression d'un avenir qu'on voudrait atteindre sans être certain d'y arriver. Il parlait du Covid et de l'Ukraine, Putin, Trump et tutti quanti, de tout ce qu'on nous cache et de tout ce qu'on nous dit. De ces jeunes qui se pavanent avec de grosses bagnoles à 45'000 euros, plus grandes que celles de leurs patrons, et comment ils pouvaient se les payer? (pendant qu'il s’interrogeait, effectivement pas mal de caisses surélevées passaient dans ce centre historique, de grosses caisses blanches qui semblaient érafler les murs quand elles les contournaient).
Il y avait quelque chose de noble et de fruste chez cet être totalement anonyme, une silhouette vouée à se perdre dans la nuit, une impuissance non dénuée de dignité, comme un sursaut, une volonté de résister à la fatalité. Trois ans encore sur les chantiers (il parlait de son travail et de ses cadences avec un précision étonnante, comment faire pour s'organiser, pour ne pas s'épuiser. Il parlait avec ses mains qui découpaient sa journée). Trois ans à tenir avant d'avoir le droit de s'arrêter.. S'arrêter... Se reposer... L'homme s'est tu. Il a voulu savoir d'où on venait, ce qu'on faisait. Puis il nous a salués et a disparu dans la rue qui bleuissait.
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