J'ai relu la trilogie biogtraphique de Deborah Levy. Je l'ai relue à l'envers : troisième volume, deuxième, premier, mais qu'importe, puisque ces récits ne sont nullement présentés de manière linéaire. Ce sont plutôt les moyens qu'emprunte l'écrivaine pour décrire les choses de la vie qui m'importent. Son extraordinaire pouvoir d'évocation. Sa capacité de dépeindre la vie intime de sa narratrice à l'aide d'objets, de dialogues ou de menus incidents et, ce faisant, de la rattacher aux expériences intimes de ses potentiels lectrices ou lecteurs.
Arrivée à la fin du dernier tome, je suis vraiment tentée de tout reprendre et recommencer. Il y a des livres que je trouve inépuisables. Ce sont mes livres doudou. Ils ne sont ni les plus connus, ni sans doute les mieux écrits, mais ce sont ceux qui me protègent et me fournissent un abri. Peut-être un socle. Dans tous les cas un antidote puissant à la solitude.
En parcourant ces trois derniers bouquins, je me suis souvenue combien, quand j'étais enfant, j'éprouvais de peine à quitter les livres qui me parlaient et dans lesquels je me lovais avec la délectation de celle qui a enfin trouvé son île, son refuge, sa cabane. Il m'est revenu en mémoire l'édition Les quatre sœurs March de la librairie Charpentier (1966). Après l'avoir lue deux, trois ou quatre fois, je replongeais dans les pages au gré de mes envies (j'aimais par-dessus tout rejoindre Jo March dans son grenier solitaire avec une demi-douzaine de pomme reinettes et quelques souris).
J'ai lu ensuite chacun de mes livres préférés de cette manière : après quelques lectures, quand j'y revenais, je me souvenais d'une anecdote, d'un chapitre, d'un passage dont j'avais besoin à un moment précis. Cette façon de procéder rend les histoires de mes livres assez semblables à des couvertures de patchwork. Il m'en reste une vision d'ensemble, des impressions, des couleurs, des images. J'en connais mal la chronologie et il me serait bien difficile d'en développer une narration cohérente, allant de A à Z, mais en revanche je peux, à l'aide de toutes les lettres constituant l'alphabet, en faire mille récits. C'est à chaque fois le même livre et jamais tout à fait la même histoire.
Cette fois-ci, dans Le Coût de la vie, j'ai été frappée par la manière dont Deborah Levy parvient à se rattacher prudemment à son enfance pour la faire coexister avec l'adulte quadragénaire qu'elle a été.
Elle cherche la maison victorienne où son moi d'une quarantaine d'années a créé un foyer pour sa famille.
Quand elle frappe à la porte de cette maison mitoyenne, une femme lance : Qui es-tu ? Elle parle avec un accent anglais, la voix grave.
Je suis toi, lui répond la petite fille avec un fort accent sud-africain.
La pluie continue de tomber sur l'enfant échouée devant la maison de celle qu'elle sera plus tard, une Anglaise plus ou moins assimilée qui se tapit de l'autre côté de la porte. Que se passera-t-il si elle invite l'enfant de neuf ans dans cette maison, avec sa plomberie victorienne et ses filles anglaises, âgées de douze et six ans, qui regardent The Great British Bake-Off à la télé dans le salon ? [...]
L'enfant sud-africaine semble heureuse de se concentrer sur les joies de la pâtisserie. Celle qu'elle sera à quarante ans regarde cette enfant avec méfiance. Elle ne veut pas qu'elle cause d'ennuis à ses filles et leur dise d'aller se trouver de vrais problèmes quand elles se plaindront de ne pas avoir la bonne marque de baskets pour l'école. Elle n'a jamais voulu que ses enfants aient besoin d'être courageuses. Courageuses comme les enfants qui fuient la guerre sur des bateaux qui prennent l'eau. [p.140-141 / ch. Bruits de pas dans la maison]
L'écrivaine exprime par petites touches combien il est urgent de renouer avec l'enfant que l'on a été et combien on l'a tenu éloignée de soi pour pouvoir s'adapter aux exigences de notre vie
idéale, cette vie que l'on a voulu construire
le mieux possible, tellement meilleure, tellement plus légère pour nos propres enfants. Un fossé s'est creusé entre l'enfant que l'on a été et les enfants que l'on a élevés, qu'on a voulus tellement
préservés. Et puis un jour arrive le moment où le fossé doit être comblé...
Oui. Décidément. Il est des livres qu'il faut relire et relire encore. C'est pour cela que j'adore voir ces trois couleurs, jaune, rouge et bleu, empilées.
Le coût de la vie / Ce que je ne veux pas savoir / État des lieux
édités en 2020, 2020 et 2021 aux éditions du sous-sol, Paris
traduits par Céline Leroy