samedi 31 mai 2025

Vivre : transits et transitions

 
Madonna con bambino e angeli / Giovanni Martino Spanzotti / Palazzo Madama / Torino
 
Plusieurs fois, elle m'avait dit combien le fait d'être grand-mère lui coûtait et en même temps la comblait. Et l'autre soir elle m'annonce l'arrivée d'un petit A.Y. (jolis prénoms pour un garçon tout mignon). Seulement, voilà. Deux jours après la naissance, elle se retrouve opérée d'urgence pour une occlusion. Du fond de son lit, dans un même élan, elle me donne des nouvelles d'Aaron et de son intestin grêle qui fait opposition.  
 

 

vendredi 30 mai 2025

Vivre : images du silence

 


Bien avant que le sieur soleil décide de se montrer - ou non - nous partons en exploration. C'est un temps plat, qui n'a rien de photographique. On se voudrait plutôt preneurs de sons, car c'est un temps retentissant, d'avant les mots, d'avant les gens, envahi de chants, de pépiements, de croassements, de cris lacérants. Derrière les joncs, un train vide traverse l'espace. Un wagon de marchandises suit sa trace. Quelque part se tient un séminaire de canards (plus un retardataire, surgi de nulle part). Nos pas frôlent les premiers bourdons, toquent sur les passerelles, butent sur des racines, déchirent les herbes folles. Un héron importuné, le daron, nous invective : nous sommes sur ses terres et sur ses eaux et nous voici traités de toutes sortes de noms d'oiseaux. De partout s'emballent des clapotis, des gargouillis, des vagues qui ondulent, des ruisseaux qui se déroulent. Plus loin, au cœur de la cariçaie, deux cygnes enlacés palpitent de concert. Des nuages de moucherons bruissent au creux d'une baie. Les arbres dansent et se trémoussent.  Leurs feuillages tanguent et frémissent. Tout est évidence d'être au monde. Nous faisons partie intégrante de ce monde. Le temps de cette première balade, ni humains ni chiens, nous évoluons dans le monde des vibrations. Nous ne sommes encore que sensations. Ce n'est que sur la boucle du retour que nous nous réincarnerons. 

jeudi 29 mai 2025

Vivre : moment crucial

 
Portrait de Gisèle de la Bégassière / Man Ray / Musée Réattu / Arles
 
Elle s'interroge : rester ou partir ? affronter ou s'enfuir ? 
Quel que soit le souci ou le hic, comment faire pour grandir ? 
 

Vivre : ce qui dé-range

 
 
A la caisse, la vendeuse me remercie avec un large sourire. Je viens juste de lui tendre la paire que je m'apprête à acheter et les deux autres pantalons, rangés sur leur cintre pour une remise en rayon. D'un geste, elle indique une cabine d'essayage où un tas de vêtements gisent à terre abandonnés. "Certaines pensent qu'on est là pour ça : remettre en ordre, ranger derrière elles, sans un merci et sans un au revoir". Pensive, je me demande comment, une fois rentrées chez elles, ces clientes se font traiter ...
 
 
 

mercredi 28 mai 2025

Vivre : contagions

 

La flèche est la première invention de l'homme pour se défendre. Maintenant, il faut se défendre contre les flèches. Je me demande ce qui arriverait si quelqu'un, une nuit, enlevait tous les signaux de la surface de la terre.
Jean-Michel Folon / Saline royale / Arc-et-Senans / 2023
 
 
Début de la saison touristique : les panneaux de signalisation se mettent à pousser comme des champignons. 

mardi 27 mai 2025

Vivre : déshydratations

 
Illustration du livre / ch. IX
 
« -Bonjour, dit le petit Prince.
 – Bonjour dit le marchand. »
 C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le besoin de boire.
 « –  Pourquoi vends-tu ça ? dit le Petit Prince.
 –  C’est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.
 – Et que fait on de ces cinquante trois minutes ?
 – On en fait ce qu’on veut…
 – Moi, dit le petit Prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine… »
Le petit prince / Antoine de Saint-Exupéry / Gallimard / éd. 1999 / ch. XXIII / p.80
 
Si la vie à la campagne semble changer vers toujours plus de densification et de spéculation, la vie des villes donne aussi des signes affirmés de modification : pleuvent les coups de klaxon, s'élèvent les doigts d'honneur, déferlent les imprécations. Dès le matin, certaines journées semblent ne tenir qu'à un fil, à une seconde, à un rien. La course contre la montre est devenue la course contre le chronomètre. Dans cette accélération constante, le manque se révèle permanent. Manque de temps, manque d'oxygène, manque d'argent, manque de rêve... On souhaiterait à certains de profiter d'un envol d'oies sauvages pour permettre leur évasion tandis qu'ils démarrent en trombe jusqu'au prochain feu de circulation.
 

lundi 26 mai 2025

Habiter : le poids de l'allègement

 
In Thought / Jean-Baptiste Corot / Ny Carlsberg / Copenhague
 
Cette expérience, pourtant cent fois planifiée, elle n'aurait jamais pu en imaginer les nombreuses difficultés. Elle soupire : "Tous ces livres, tous ces papiers, tous ces objets". Ses propos sont difficiles à retranscrire : faudrait-il mettre un "!" pour dire son exclamation ou plutôt trois "..." pour exprimer sa fatigue ? Peut-être les quatre points à la fois.
 
C'était pourtant tellement simple sur le papier : céder à sa fille aînée la maison familiale occupée pendant plus de vingt ans et emménager dans un appartement de cinq pièces avec ascenseur, nettement plus lumineux et adapté. Elle s'y est prise à l'avance, mais malgré tout, le poids des souvenirs et la lourdeur des choix se sont imposés. Elle s'est retrouvée devant tout son passé, tant de dossiers à trier. Elle a le cœur lourd, le dos en compote, la mémoire qui mord.
Elle soupire encore. Il lui faudra sans doute encore quelques semaines pour récupérer. Apprivoiser ce nouveau logement dont elle dit qu'il sera le dernier.
 
 

dimanche 25 mai 2025

Vivre : couler de source

 

 
Ne jamais contrer l'anxiété. Ne jamais la maudire, ne surtout pas lutter. Aller plutôt aux sources de cette anxiété. Des sources vives, qui viennent nous parler de famines et de besoins, de vitalité malmenée. L'anxiété n'est peut-être que de la vie qui aspire à couler, tout doucement, loin des pressions insensées.
 

samedi 24 mai 2025

Vivre : la stratégie de l'escalier

 
 
Entrée / Castello d'Agliè
 
Il y a ce calme que peut nous donner la solitude, le territoire qu'on récupère par une mise en retrait de la vie sociale. L'autre jour, lors d'une interview, Erri de Luca m'a scotchée. Il parlait de sa capacité à rentrer en lui même quand il se trouvait en société, qu'il devait selon lui à "une bonne capacité d'isolement". "Je peux m'isoler même dans la foule". Y être sans y être en quelque sorte. Un trompe-l’œil au sein des groupes. Vous croyez que je suis parmi vous, que je vous écoute, que je suis là. Mais moi, je suis dans mon monde et vous n'êtes pas autorisés à y entrer. Un peu comme cet escalier monumental qui trompait si bien son monde à l'entrée du sobre château d'Agliè. Faire comme si. Donner le change. Une formidable compétence. Une carapace à se créer
 
 

vendredi 23 mai 2025

Vivre : des fleurs, des pensées

 

Ce rêve :
une place au Sud
 

 dans une ville de la Renaissance
ou face à des collines prospères
 

 du soleil, des cahiers, des esquisses sur papier
dans un temps illimité voltiger des heures entières
 

jeudi 22 mai 2025

Vivre : en société

 
 Place / Alberto Giacometti / KHM / Basel


 
Comprendre l'humanité : admettre que chacun fait ce qu'il peut (et que les possibilités sont bigarrées, vraiment bigarrées)
 
 

mercredi 21 mai 2025

Vivre : la nature des espaces

 

 
Située au cœur d'un village sinistre - au prime comme au dernier abord totalement sinistre - où les habitants émergeaient tels des spectres vaquant à on ne sait trop quelle activité, magasins ouverts qui paraissaient fermés, devantures poussiéreuses où personne n'aurait eu l'idée d'entrer, la maison F. se présentait comme une île. Une île d'élégance, de silence, un hortus conclusus où tout n'était que classe et prévenance, où tout était voué au confort et excluait la vulgarité. Même les pétales tombés dans le jardin semblaient savamment disposés.

Tous les jours, en rentrant d'escapade, nous trouvions sur notre table de chevet notre bouteille d'eau minérale remplacée. Tous les soirs, dans le restaurant plus que centenaire, nous était servi - et pour nous seuls - une sorte de banquet. Nous avions opté pour la confiance et nous ignorions ce qui allait nous être servi. Dans la plus pure tradition piémontaise, on nous présentait à chaque repas un menu différent, une déclinaison de quatre plats : un antipasto, un primo, un secondo et un dessert, associés à des crus somptueusement sélectionnés. La nourriture était délicieuse, préparée avec un savoir-faire consommé (et très très copieuse malgré nos réserves cent fois exprimées). Je crois n'avoir jamais connu de lieu plus généreux et attentionné. Je crois n'avoir jamais si bien mangé (même si en fin de séjour mon estomac commençait à implorer pitié).
 
 
De la fenêtre de notre immense chambre, on apercevait le bâtiment industriel - une ancienne filature - qu'une galerie d'art contemporain occupait depuis trois décennies et que la maîtresse des lieux nous avait fait visiter. Les espaces étaient vastes, d'une blancheur immaculée. Pas plus de cinq œuvres dans des salles faisant chacune bien 300 mètres carrés. Madame T.R. déroulait des explications sur les artistes de l'arte povera exposés. On aurait dit que tout le monde devait connaître Giuseppe Penone, Richard Long, Daniel Buren aussi bien qu'elle les connaissait. Elle a balayé une de mes questions d'un geste de la main. Manifestement, elle se voulait guide sans fournir de clefs. Nous a demandé si nous irions à Art Basel cette année (a ajouté que cette foire n'était plus ce qu'elle était). Elle aurait pu simplement incarner la caricature d'une propriétaire de galerie contemporaine. Je crois qu'un profond deuil la rongeait. 
 
 

Après ce séjour, je me suis longtemps posé des questions sur les lieux que nous avions traversés. A quoi tient le caractère d'un village, qu'est-ce qui le rend si différent d'un village situé juste à côté, à quoi tient le fait qu'on s'y sente bien, qu'on y respire un air magique ou qu'on ait l'impression d'y étouffer ? Qu'est-ce qui rend un marché vivant et  joyeux, donne le goût de s'y balader tandis que les étals d'un autre, situé à moins de deux kilomètres, vous donnent juste envie de pleurer ? Qu'est-ce qui vous met à l'aise, vous accueille, vous fait place et qu'est-ce qui vous file juste le désir de vous sauver ? Les lieux sont comme les gens. On part à leur rencontre. On les aime. On les comprend. On peut aussi les exécrer. On peut tenter de les connaître ou de les apprivoiser. J'ai adoré une éleveuse de chèvres, rencontrée deux jours de suite sur des places où elle vendait ses fromages. J'ai adoré ses réponses laconiques et la complicité née entre nous, juste en discutant à propos de la croûte que certains écartent, tandis que nous, nous aimions la manger.
 

mardi 20 mai 2025

Voyager : remonter jusqu'à la source

 


En arrivant dans le palazzo Marchionale de Revello, un employé nous a indiqué qu'il suffisait de grimper les escaliers pour atteindre la chapelle. Puis, un de ses collègues a précisé que selon le protocole il fallait s'adresser d'abord à la préposée à l'office du tourisme. La dame nous a reçus avec tout le sérieux nécessaire. Elle nous remis divers dépliants, puis nous a accompagnés au premier étage tout en nous expliquant que le développement du village et de la vallée s'étaient arrêtés dans les années soixante-dix quatre-vingt. Pas de grandes réalisations, par conséquent, pas d'hôtels ni de structures renommées. Elle s'est enquise de notre nom, prénom, provenance, qu'elle a notés soigneusement sur une quittance où elle a tracé un grand zéro, puisqu'en raison d'une exposition temporaire d'artistes locaux, nous avions droit à la gratuité. Nous l'avons chaudement remerciée. Elle nous a alors laissés pour aller s'occuper d'une classe en visite et nous avons pu admirer et photographier la chapelle, décorée à fresques sur commande de Marguerite de Foix et achevée en 1519.
Ensuite, la responsable de l'office du tourisme, qui officiait également en qualité de bibliothécaire et de guide, est revenue nous demander si nous pouvions lui rendre un service : entrer dans la salle où les enfants regardaient les sculptures de la région et... faire simplement les touristes. Juste pour qu'ils s'habituent à voir des étrangers... Nous nous sommes exécutés, c'est-à-dire que nous avons regardé attentivement les toiles et les œuvres, dont certaines étaient touchantes de sincérité. 
Les enfants étaient regroupés à l'entrée... c'étaient des enfants qui avaient dans les yeux une douceur incrédule, des enfants qui ne semblaient pas avoir de tablette ni être habitués à chahuter, des enfants qui écoutent la maîtresse et lèvent la main avant de parler. J'ai senti ma gorge se nouer. Il y a des moments comme ça où le temps s'arrête, où quelque chose de précieux, venu d'on ne sait où se met à circuler. On voudrait se tapir dans un coin et ne plus repartir. 
Je ne sais plus trop comment m'est revenu en mémoire ce livre, Cristo si è fermato a Eboli, que le turinois Carlo Levi a écrit sur son expérience de confinamento en Basilicate durant les années de fascisme. Dehors, le ciel était d'un bleu très pur. Et il émanait de cette salle, de ce village, de ces rues paisibles l'atmosphère vaporeuse d'un temps révolu. On se trouvait à soixante kilomètres de Turin, la quatrième ville d'Italie et l'une des plus polluées, et ici des enfants paraissent dialoguer avec les étoiles. Avant que nous repartions, la dame nous a conseillé d'aller le jour même aux sources du Pô, c'était une journée parfaite pour la montagne, et il y aurait sur notre route ce village, Crissolo, où le temps s'était vraiment arrêté. Elle a ajouté qu'il nous fallait être prudents et prévoir suffisamment d'essence, et d'huile, et avoir naturellement de bons freins sur le petit chemin qui conduisait au refuge de Pian della Regina. C'est là-haut, avec une pointe de regret et une infinie curiosité, que nous nous sommes dirigés, là où le jeune fleuve qui ruait comme un cabri se mettait à bondir à travers les pâturages.
 


 

lundi 19 mai 2025

Vivre : Still life / 169

 

La visite de marchés locaux fait partie intégrante de mes vacances. Durant ce dernier séjour piémontais, dans plusieurs vallées montagnardes jouxtant la France, je m'étais promis de visiter au moins un marché villageois par jour, le dernier étant celui où j'allais pouvoir acheter des fruits et légumes pour la semaine à venir. Le minuscule marché de San Giovanni, à l'entrée de la vallée du Pellice n'était constitué que de producteurs du coin. Je me suis approchée de pommes parfumées vendues à un euro cinquante le kilo, mais le garçon derrière l'étal m'a invitée à jeter un coup d’œil aux deux caisses de fruits pimpants (quoi que légèrement tavelés) qui se trouvaient à côté pour cinquante centimes le kilo (eh oui! être tavelée pour une pomme, ça ne pardonne pas). J'ai donc décidé d'en emporter trois kilos, mais le vendeur m'a suggéré de profiter de l'action du jour : cinq kilos pour deux euros. Dès lors... j'ai embarqué un immense sac, auquel se sont jointes des fraises, des asperges et des courgettes désireuses de se faire déguster sous d'autres cieux.
C'est alors que je tendais mon billet, que je L'ai aperçue. Par-delà la place (en réalité : une petite prairie), faisant face à l'église Saint-Jean Évangéliste, Elle se tenait là, légèrement en surplomb, sublime, recouverte d'une immense glycine sans doute centenaire qui était en train d'achever sa floraison. Coup de foudre : MA maison idéale m'attendait. Grande, se prolongeant sur deux étages, probablement sertie d'un joli jardin à l'arrière, noble, un peu fatiguée, appelant des présences attentives pour la ramener à la vitalité et à la lumière.  
Puisqu'il est permis de rêver, rêvons, ai-je pensé. Tandis que R. conduisait sur l'autoroute, j'ai entrepris des recherches. Peut-être que la belle endormie venait d'être mise en vente ? Et peut-être même pour un prix raisonnable étant donné les menus travaux à entreprendre ? Pourquoi ne pas rêver alors que quelques instants auparavant de belles pommes m'avaient été offertes à prix cassé ? Au bout de quelques minutes, hélas, j'ai dû déchanter. La maison était en effet inhabitée depuis plusieurs années, mais la noble demeure venait tout juste d'être vendue. J'ai soupiré en me disant qu'il s'en était fallu de peu, à peine quelques semaines et j'aurais pu tenter ma chance.
Néanmoins, j'ai appris que la casa del glicine, comme on la mentionnait sur la carte Google, avait accueilli l'écrivaine Alba de Cespedes, romancière d'origine cubaine, femme audacieuse et grande voyageuse, et que celle-ci y avait effectué plusieurs séjours avec son second époux, originaire de la vallée. 
J'ai eu besoin de quelques kilomètres, plusieurs minutes pour digérer la nouvelle. Le temps de faire le deuil d'une demeure où je m'étais projetée d'instinct, sous le coup d'un élan puissant. Et puis je me suis consolée en imaginant l'autrice écrire derrière ces murs, chuchoter des mots doux à la glycine protectrice et peut-être croquer entre deux séances de travail dans des pommes aussi parfumées que celles qui embaumaient à l'arrière de ma voiture.
 
 

mercredi 14 mai 2025

Lire : bruits de pas dans la maison

 

 
J'ai relu la trilogie biogtraphique de Deborah Levy. Je l'ai relue à l'envers : troisième volume, deuxième, premier, mais qu'importe, puisque ces récits ne sont nullement présentés de manière linéaire. Ce sont plutôt les moyens qu'emprunte l'écrivaine pour décrire les choses de la vie qui m'importent. Son extraordinaire pouvoir d'évocation. Sa capacité de dépeindre la vie intime de sa narratrice à l'aide d'objets, de dialogues ou de menus incidents et, ce faisant, de la rattacher aux expériences intimes de ses potentiels lectrices ou lecteurs.
Arrivée à la fin du dernier tome, je suis vraiment tentée de tout reprendre et recommencer. Il y a des livres que je trouve inépuisables. Ce sont mes livres doudou. Ils ne sont ni les plus connus, ni sans doute les mieux écrits, mais ce sont ceux qui me protègent et me fournissent un abri. Peut-être un socle. Dans tous les cas un antidote puissant à la solitude.
En parcourant ces trois derniers bouquins, je me suis souvenue combien, quand j'étais enfant, j'éprouvais de peine à quitter les livres qui me parlaient et dans lesquels je me lovais avec la délectation de celle qui a enfin trouvé son île, son refuge, sa cabane. Il m'est revenu en mémoire l'édition Les quatre sœurs March de la librairie Charpentier (1966). Après l'avoir lue deux, trois ou quatre fois, je replongeais dans les pages au gré de mes envies (j'aimais par-dessus tout rejoindre Jo March dans son grenier solitaire avec une demi-douzaine de pomme reinettes et quelques souris). 
J'ai lu ensuite chacun de mes livres préférés de cette manière :  après quelques lectures, quand j'y revenais, je me souvenais d'une anecdote, d'un chapitre, d'un passage dont j'avais besoin à un moment précis. Cette façon de procéder rend les histoires de mes livres assez semblables à des couvertures de patchwork. Il m'en reste une vision d'ensemble, des impressions, des couleurs, des images. J'en connais mal la chronologie et il me serait bien difficile d'en développer une narration cohérente, allant de A à Z, mais en revanche je peux, à l'aide de toutes les lettres constituant l'alphabet, en faire mille récits. C'est à chaque fois le même livre et jamais tout à fait la même histoire.
Cette fois-ci, dans Le Coût de la vie, j'ai été frappée par la manière dont Deborah Levy parvient à se rattacher prudemment à son enfance pour la faire coexister avec l'adulte quadragénaire qu'elle a été.
 
Elle cherche la maison victorienne où son moi d'une quarantaine d'années a créé un foyer pour sa famille.
Quand elle frappe à la porte de cette maison mitoyenne, une femme lance : Qui es-tu ? Elle parle avec un accent anglais, la voix grave.
Je suis toi, lui répond la petite fille avec un fort accent sud-africain.
La pluie continue de tomber sur l'enfant échouée devant la maison de celle qu'elle sera plus tard, une Anglaise plus ou moins assimilée qui se tapit de l'autre côté de la porte. Que se passera-t-il si elle invite l'enfant de neuf ans dans cette maison, avec sa plomberie victorienne et ses filles anglaises, âgées de douze et six ans, qui regardent The Great British Bake-Off  à la télé dans le salon ? [...]
L'enfant sud-africaine semble heureuse de se concentrer sur les joies de la pâtisserie. Celle qu'elle sera à quarante ans regarde cette enfant avec méfiance. Elle ne veut pas qu'elle cause d'ennuis à ses filles et leur dise d'aller se trouver de vrais problèmes quand elles se plaindront de ne pas avoir la bonne marque de baskets pour l'école. Elle n'a jamais voulu que ses enfants aient besoin d'être courageuses. Courageuses comme les enfants qui fuient la guerre sur des bateaux qui prennent l'eau. [p.140-141 / ch. Bruits de pas dans la maison
L'écrivaine exprime par petites touches combien il est urgent de renouer avec l'enfant que l'on a été et combien on l'a tenu éloignée de soi pour pouvoir s'adapter aux exigences de notre vie idéale, cette vie que l'on a voulu construire le mieux possible, tellement meilleure, tellement plus légère pour nos propres enfants. Un fossé s'est creusé entre l'enfant que l'on a été et les enfants que l'on a élevés, qu'on a voulus tellement préservés. Et puis un jour arrive le moment où le fossé doit être comblé...

Oui. Décidément. Il est des livres qu'il faut relire et relire encore. C'est pour cela que  j'adore voir ces trois couleurs, jaune, rouge et bleu, empilées.

 Le coût de la vie / Ce que je ne veux pas savoir / État des lieux
édités en 2020, 2020 et 2021 aux éditions du sous-sol, Paris
 traduits par Céline Leroy

 

mardi 13 mai 2025

lundi 12 mai 2025

Vivre : les moments sparadrap

 
 
Polyptyque de la Miséricorde / Piero della Francesca / Museo civico / Sansepolcro
 
Ces moments où la vie se met à vous parler (parfois à vous mettre en garde, souvent à vous tancer), ces petits accrochages, cette goutte de sang perlé, ce lambeau de peau que le four a frôlée, la vie vous parle, mais sans aucune méchanceté, la vie vous dit : tend l'oreille, écoute mon appel, cesse d'esquiver, cesse d'éviter ce que j'ai à te dire, prends toutes les mesures. Oui, la vie vient vous parler de vos besoins et si vous ne voulez pas l'écouter, la vie, gentille, se met tout d'abord à vous égratigner. Puis il y a les maladies, à divers niveaux d'intensité. Et ces méchants murs que vous risquez de vous prendre en plein nez. La vie ne cesse de parler. Pourquoi passe-t-on son temps à ne pas écouter ?
 
 

dimanche 11 mai 2025

Vivre : nul vent ne fait...

 
 
Série Jardin / 2021 / Valentine Schopfer

 
Ce problème, quasi insoluble, à me mettre martel en tête, 
ce problème à tant d'inconnues et avec tant de paramètres, 
le voici dissous, simplement et miraculeusement évaporé, 
Suffisait que les objectifs soient correctement posés.
 

samedi 10 mai 2025

Vivre : carambolages

 
Cristo in Pietà con simboli della Passione / Nicolò di Pietro Gerini / Museo nazionale d'arte Medievale e Moderna /Arezzo
 
Un conflit ? Si vraiment c'est nécessaire, oui. 
Mais vraiment nécessaire, hein, parce que moi...
j'ai bien d'autres choses à faire. 

vendredi 9 mai 2025

Vivre : écoulements

 
Monument à Giovanni Battista Tempesti / Camposanto / Pisa
 
Comme surgies de nulle part, les larmes coulaient de mon corps et le temps que j'arrive au sommet et que je sente le souffle du vent, je devais vraiment prendre sur moi pour arrêter de sangloter. A croire que la vitesse de l'escalator m'entraînant dans son ascension était l'expression physique d'une conversation que j'entretenais avec moi-même. [p.9]
 
Je me suis proposé récemment de relire la trilogie biographique de Deborah Levy. Dans Ce que je ne veux pas savoir la narratrice part du jour au lendemain à Majorque parce qu'elle se trouve dans une phase compliquée de sa vie et qu'elle se met à pleurer dans les escaliers qui remontent du métro londonien. Ce qui refuse de rester encore confiné dans les profondeurs et demande à voir le jour, ce sont des souvenirs sud-africains et des souvenirs d'exil, ce qu'elle sait, mais qu'elle avait jusque là relégué aux oubliettes de son existence.
Dans le train, hier, je rentrais d'un rendez-vous chez mon ophtalmologue - une femme charmante qui m'a donné de bonnes nouvelles quant à ma capacité à voir clair - mais ensuite, sur ma banquette, j'ai levé soudain les yeux de mon livre. J'avais ressenti des larmes qui se bousculaient pour atteindre mes paupières. Comme si elles voulaient les laver encore, comme si mon ophtalmologue n'avait pas achevé son travail et qu'il y avait encore des points à nettoyer. Je lisais une écrivaine qui se rappelait de son enfance - l'emprisonnement de son père, le départ inévitable dans un pays où il était si difficile de porter les bons vêtements à la bonne saison - et, comme elle, j'avais terriblement besoin de ne pas vouloir me souvenir des exils de mon enfance. 
J'ai voulu retenir mes larmes. Mais les larmes étaient impossibles à retenir. J'ai réalisé que toute ma vie je m'étais efforcée de contrôler mes pleurs, d'évaluer la légitimité de leur flux. Je considérais qu'il y avait des larmes qui avaient lieu et d'autres qui n'avaient pas lieu d'être. Je voulais imposer une bienséance à mes larmes, fondée sur la douleur, le deuil, les événements traumatiques attestables. Tandis que les larmes d'hier se fichaient pas mal de prouver leur légitimité : elles tenaient à s'exprimer, à être entendues et me forçaient à voir plus clair que ne l'avait fait la doctoresse dûment diplômée. C'étaient des larmes indociles, terriblement rebelles, envoyées par l'enfant que j'avais été.
Alors que le laitier déposait des bouteilles sur le pas de notre porte dans un bruit de verre qui s'entrechoque, j'ai soudain compris pourquoi les pots de miel, de beurre de cacahuète et les bouchons de ketchup n'étaient jamais au bon endroit dans notre domicile familial. Ces couvercles, comme nous, n'avaient pas d'endroit à eux. J'étais née dans un pays et j'avais grandi dans un autre, mais je ne savais pas trop auquel j'appartenais. Et autre chose. Je ne voulais pas le savoir, mais je le savais quand même. Remettre un couvercle à sa place revenait à faire comme si nos parents étaient à nouveau ensemble, vissés l'un à l'autre, plutôt que chacun dans son coin. [p.124-125]
Ce que je ne veux pas savoir, Déborah Levy, 2021, éditions du Sous sol, trad, Céline Leroy
 
 

jeudi 8 mai 2025

Vivre : se tirer d'affaire

 
Sans titre / Léonor Fini / 1960 / Arles Dessin 2025
 
 
 
La rage : carburant, décrié mais irremplaçable, pour nous tirer des embarras les plus nuisibles
 

mercredi 7 mai 2025

Vivre : l'art de patiner ensemble

 
Les Patineurs / Johan van Hell / 1919 / Ass. Amis Petit-Palais / Genève
 
Ils se prénomment Anne-Marie, Camille ou Hervé. Ils ne se connaissent pas. Ils n'ont pas le même âge, pas les mêmes fonctions, pas les mêmes intérêts. Mais ils sont réunis par quelque chose de plus solide que du fil de fer galvanisé. Il et elles sont des trésors chacun à leur manière. Ils font chaque jour, et sans imaginer pouvoir s'en vanter, de la manière la plus naturelle, en toute simplicité, ce travail de tissage si nécessaire, qui consiste à créer des liens en société. 
Salon de coiffure rempli de dédicaces et de dessins, de bouquins et de bouquets où se croisent des ménagères, des chanteurs de passage, des retraités, des étrangers. Quelques poètes. Chacun a son mot à dire, une affichette à épingler. On évoque le prix créé dans le quartier, qui vient d'être décerné à une vigneronne bio pour son roman publié l'an dernier. 
Librairie où déboulent des représentants et des mamies en catogan, des vieux intimidés et des écoliers effrontés, des secrétaires organisant un festival de romans policiers. Quelques curieux demandant à être inspirés, quelques rimeurs aspirant à être édités. En vitrine, un livre énorme sur Pompei et un opuscule inédit, La Maison, de Julien Gracq (paru évidemment aux éditions Corti).
Petit hôtel où se mélangent sans façon les milieux, les confessions et les âges, loin des tendances, des tarifs exorbitants et des clivages. Une table de boissons offertes en toute heure. Des tableaux exposés pour les amateurs. Un fauteuil toujours libre pour les rêveurs.
La seule formule gagnante ici comme là-bas, c'est que chacun trouve sa place. Autour d'un livre ou d'un petit-déjeuner, pas besoin d'opinions et d'origines partagées pour se rencontrer. Pour échanger. Échanger ne signifie en aucun cas vouloir en imposer, ni se taire ni s'en laisser conter. Échanger, c'est l'art d'être au monde en toute perméabilité.
 

mardi 6 mai 2025

Regarder : aimer un fleuve

 

Parfois, il me semble que je saisis n'importe quel prétexte pour aller le retrouver. Parce que le retrouver signifie être ressourcée. Parce que je ressens à son égard un attachement difficile à expliquer. C'est un être rassurant, une présence apaisante, une part de ciel déployée. Il insuffle à chaque approche d'une ville quelque chose de miraculeux. Oui : le découvrir, lent et tranquille, est un prodige sans cesse renouvelé.

Alors, à chaque fois que je rentre dans le musée, je sais qu'aucune toile ne saura égaler la vision de ses rives étendues à ses pieds. Tout mon corps expire, chacune de mes cellules commence à se relâcher. Tout reprend la place qui lui est destinée. Tout redevient normal, possible, évident. Il n'existe plus d'incohérence, ni d'imbécilité. A chaque fois, il me faut garder la mémoire de cet instant.



lundi 5 mai 2025

Vivre : still life / 168

 


Ce sont des échanges très particuliers, des relations qui peuvent être très courtes, mais relever d'une profonde intensité. Il y a au départ toujours un sujet, Le sujet, pour lequel on est venu et autour duquel on entreprend de converser, mais ce sujet se révèle vite un lien, un lien puissant autour duquel une rencontre va se créer, et on finit par parler de tout autre chose, de toutes sortes de choses. On va se dire, on va s'exposer, on va se révéler. Et bien après qu'on se soit quittés, les échos de ces dialogues vont résonner. On a raconte à des inconnus des choses impromptues qu'on ne révèlerait jamais à des gens qu'on connaît. Il y a dans ces échanges tous les germes de l'amitié, mais ce n'est pas de l'amitié. Ce sont de petites graines que la vie vous donne pour les jardiner. De ces graines naîtront des souvenirs. Ou des projets. C'est le contraire de ces repas de famille ou d'entreprise, où l'on s'ennuie à faire semblant de ne pas trop s'ennuyer, où l'on s'efforce de ne pas mourir de se sentir enfermé. C'est pour ça que ces festivals - ou rencontres, ou journées, quel que soit le nom qu'on leur donne - prennent autant de place quand on reconnaît leur place. Ce sont des lieux où l'on regarde avec des yeux neufs des gens qui vous voient pour la première fois.

dimanche 4 mai 2025

Vivre : les projets

 
A State of Mind / 1985 / Jean-Michel Folon /Arles Dessin 2025

 
Anticiper, c'est bien. Prévoir, évaluer, préparer. Mais... 
dès qu'anticiper charrie des sédiments en grosses quantités,
alors sans hésiter, foin d'anticipation : il faut se lancer.


samedi 3 mai 2025

Vivre / Lire : C. (appelons-la Caroline)

 
Autoportrait / Marie Bashkirtseff / Ordrupgaard / DK
 
Elle existe! Pas possible, elle existe vraiment. J'avais toujours cru que le personnage ne se trouvait que dans la littérature feel good, qu'elle ne vivait que dans les romans mièvres que j'ai tant de peine à achever (que j'ai renoncé à lire à tout jamais). Mais hier, quand elle est arrivée sur son beau vélo, souriante, sympathique, binoclarde et qu'elle s'est ouverte à nous dès lors qu'elle nous  ouvrait les battants de sa boutique, j'ai découvert incrédule qu'elle existait bel et bien, en chair et en os, extravertie, déroulant son avoir sans la ramener, attentive aux gens, connaissant la moitié de son quartier, ayant su prendre des risques au beau milieu d'un crise existentielle carabinée, trouvant refuge parmi les livres quand elle ressentait un coup de mou, élevant ses deux filles, se cherchant encore un amoureux (lequel, vu sa myopie, serait prié de bien vouloir s'annoncer), quand nous avons traversé ensuite la ville en direction du marché où elle devait se procurer des fraises, et qu'elle exprimait négligemment tout ce qu'elle savait, voyait, constatait, projetait, je me suis tout à coup sentie dépassée, j'ai cru qu'un bouquin s'était animé, j'ai cru qu'elle était sortie d'une page (ou que, moi, j'avais basculé entre les lignes d'un roman édulcoré), car elle était là, vivante et stimulante, la jeune libraire indépendante passionnée par son métier.
 

Vivre : aveuglements

 

 
Tant de fois j'étais passée devant La Lune, peinte par Jacques Réattu en 1881, et je voyais la forme ronde, à laquelle l'artiste avait attribué un visage féminin, quasi enfantin, mais l'autre matin, il m'a semblé d'un coup évident que la sphère était transparente, et soudain le modèle m'est apparu complet, avec son cou, sa chevelure rassemblée en délicat chignon, l'intégralité de la figure m'a frappée, que j'avais conçue comme amenuisée pendant tant d'années. 


Musée Réattu /Arles