"Dresser la liste de ses ignorances sociales serait interminable. Elle ne sait pas téléphoner, n'a jamais pris de douche ni de bain. Elle n'a aucune pratique d'autres milieux que le sien, populaire d'origine paysanne, catholique. A cette distance de temps, elle m'apparaît gauche et empruntée, voire mal embouchée, dans une grande insécurité de langage et de manières.
Sa vie la plus intense est dans les livres dont elle est avide depuis qu'elle sait lire. C'est par eux et les journaux féminins qu'elle connaît le monde.
A la maison, sur son territoire, la fille de l'épicière - comme le quartier l'appelle - a tous les droits. Puise librement dans les bocaux de bonbons et les boîtes de biscuits, ne met jamais la table et ne cire pas ses chaussures. Elle vit et se conduit en reine."
Je croyais avoir mesuré tout le talent d'Annie Ernaux, en me procurant le Quarto qui lui a été consacré il y a 5 ou 6 ans. J'avais relu à cette occasion les livres qui m'avaient tant marquée (Passion simple, La place, Une femme). Cette écrivaine me fascine par sa capacité à trouver les mots pour écrire la vie, la vie qu'on vit et qu'on sait si rarement dire. Elle veut "explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui est arrivé, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé". Elle parle des changements de classe sociale comme personne. c'est une fine observatrice des phénomènes de société. J'aime autant l'entendre répondre à des interviews que la lire.
Avec Mémoire de fille, commencé hier dans le train qui me menait à Genève, j'ai reçu comme un coup de poing. AE s'y révèle dans toute la maturité de son écriture, en évoquant le lourd été de ses dix-huit ans. C'est un livre personnel et universel tout à la fois, où "un intime est mis en rapport avec le collectif" pour reprendre les mots de l'écrivaine. Je crois que bien des femmes, de tous milieux et de tous âges, peuvent se retrouver dans cette fille de 58, décrite avec sobriété, avec méticulosité et avec cruauté. Hier, dans le train, j'ai soudain dû reposer le livre tellement j'avais envie de pleurer. Pleurer sur la beauté de l'écriture, pleurer sur la douleur d'être femme, sur les violences de la sexualité, sur le coût du désir, sur la férocité de la mémoire.
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