
"C'est bien. Tu n'es pas seulement venu prendre notre malheur : tu as apporté le tien." p.316
J'écoute Erica, je comprends très bien ce qu'elle dit. Mon Ombre à moi est une jolie marine de Raoul Dufy et elle est aussi horrible que la sienne. Tout le monde doit en avoir une, seulement la plupart des gens, elle se tient un peu plus sagement derrière leur dos, alors que d'autres, comme Erica et moi, elle les menace de plus près : "La famille lamentable et magnifique des nerveux" disait Proust, et il disait aussi que nous sommes le sel de la terre, nous les nerveux, les mélancoliques, les bipolaires, nous qui passons nos vies à nous battre contre ces "chiens noirs" dont parlait un autre grand dépressif, Winston Churchill. p.298
Le dernier livre d'Emmanuel Carrère commence en relative douceur : le narrateur (à distinguer de l'auteur, car le "je" qui s'exprime et la personne qui écrit, ce n'est jamais tout à fait la même chose), le narrateur, donc, part début janvier 2015 suivre une retraite de méditation Vipassana dans le Morvan. En principe, tout va bien pour lui, tant sur le plan matériel que conjugal et professionnel. Il a connu au cours de sa vie des hauts et des bas, mais est en train de vivre depuis près de dix ans une période de stabilité, voire de prospérité. Il s'engage dans cette expérience méditative essentiellement parce qu'il souhaite écrire un petit bouquin "souriant et subtil" sur le" yoga" compris au sens large (entendre par là : toute pratique physique et mentale destinée à approfondir la connaissance de ce que c'est qu'être humain). C'est une personne qui expérimente de longue date de telles disciplines. Sans tout savoir, sans être passé maître, il se retrouve en terrain connu.
Or, les événements ne se passent pas de la manière prévue. La complexité du réel va le rattraper et se révéler à lui dans toute son étendue (dès les premières lignes, le narrateur évoque un séjour à l'hôpital de Sainte-Anne, le djihadisme, la crise des migrants). On s'engage dans la lecture avec intérêt, voire un certain amusement (futé,
l'auteur prend soin d'entrer dans le récit de manière spirituelle,
fournissant d'utiles explications, adoptant une distance ironique) mais on se doute bien que le livre ne va pas nous épargner. Et, en effet, les attentats de Charlie Hebdo viennent inopinément le rappeler au monde "réel"; une relation amoureuse prend abruptement fin; sa santé mentale dérape et il est diagnostiqué à 57 ans bipolaire de type 2 au cours d'une hospitalisation d'une éprouvante cruauté; un passage dans le camp de réfugiés de Léros le marque profondément; son éditeur et ami décède dans un accident; sans parler d'autres faits et personnages annexes.
"Yoga", donc,
se présente comme un livre dense, captivant et documenté. On y pénètre comme on entre dans une maison vaguement connue, on éprouve le désir de suivre le narrateur dans toutes ses expériences.
La lecture du premier chapitre se révèle instructive. La suite déballe par paliers d'autres réalités, plus lourdes
et nettement plus difficiles.
Plongeant dans ce livre, chapitre après chapitre, j'ai appris un nombre considérable de choses et, surtout, j'ai été invitée à m'interroger sur des questions très variées. Régulièrement, je levais les yeux, regardais danser les feuillages dans la forêt et me demandais : " Serais-je capable d'aimer quelqu'un qui ne m'aimerait pas?". "Qu'est-ce qu'une dépression (mot courant que tout le monde semble connaître, mais que chacun est amené à connaître différemment) ? En quoi une dépression est-elle différente d'une crise de vie, ou d'un burn out, ou d'un passage à vide ? Pour exister, faut-il qu'une dépression soit ainsi estampillée par un spécialiste de la santé ?" Et aussi : "Comment concilier nos besoins avec ceux de notre entourage, et avec ceux de tous nos frères humains ?" "Y a-t-il vraiment deux catégories de gens : ceux qui nagent en parallèle du rivage et ceux qui nagent vers le large?" Et ainsi de suite.
En cours de lecture, il arrive qu'on ouvre son lap top pour trouver un passage élargi de Montaigne, dont on a aimé une citation. Ou les six poèmes composés par la poétesse Catherine Pozzi. Ou de la documentation sur le critique du NY Times, Wyatt Mason, venu à Paris pour interroger l'auteur. On peut souhaiter effectuer une recherche sur la question migratoire vécue par la Grèce au cours de ces cinq dernières années. Ou encore découvrir dans une très ancienne vidéo un certain sourire de Marta Argerich.
Bref, c'est un livre qui invite à ouvrir son regard pour s'intéresser au monde qui nous entoure. En cela, il est très stimulant (et heureusement d'ailleurs, car sa lecture, avouons-le, est passablement éprouvante). La narration conduit à des réalités angoissantes, troublantes, attristantes. Angoissantes, troublantes, attristantes comme peuvent l'être la vie et ses aléas.
Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce bouquin, qui déroule constamment le thème du binaire : on y trouve la bipolarité, bien sûr; les concepts du yin et du yang; l'Ombre et la joie; une statuette de gémeaux qui va se briser; une femme ayant perdu la trace de sa jumelle et que personne n'appelle par son prénom entier, tantôt Fred pour les uns, tantôt Erica pour les autres; un jeu consistant à diviser
l'humanité en deux catégories dans divers domaines; le proverbe cher à
Rohmer "Qui a deux femmes perd son âme; qui a deux maisons perd la
raison"; ....
J'ignore
si Emmanuel Carrère est un grand écrivain et s'il aura, dans une ou
deux décennies, marqué la littérature française contemporaine. J'ignore
également s'il est un individu narcissique, imbuvable, prétentieux,
exhibitionniste. Je ne sais pas non plus si Pierre Assouline a raison de prétendre à son sujet qu' "un
homme qui a été aimé mais qui n’a jamais su aimer en retour ne peut
écrire qu’un livre sans amour parce que sa vie en est dépourvue."** Du
reste, peu importe. J'ai fait en sorte d'éviter les interviews promotionnelles. Je me méfie de ces livres qu'on se procure parce que leurs
auteurs savent se vendre. Une fois "Yoga" achevé, E.C. m'est apparu comme un écrivain sincère et courageux, parce qu'écrire comme il le fait implique une prise de risques certaine et qu'il a des affirmations d'une franchise quasi désarmante :
Ce que je devrais faire, moi, c'est traquer les phrases qui commencent par "je". Difficile. Hors de portée ? Gros dossier. p.118
Il apparaît aussi comme fondamentalement bancal, car il manque à ses écrits la part belle du
monde, à laquelle il ne fait que de rares allusions, comme si elle était trop fugace pour mériter davantage d'attention :
Il
y a l'Ombre mais il y a aussi la joie pure, et peut-être qu'il ne peut y
avoir de joie pure sans Ombre et peut-être que cela vaut la peine alors
de vivre avec l'Ombre. Le cadeau d'Erica, c'est de me dire que la joie
pure est aussi vraie que l'Ombre. p.337
Ce livre bénéficiera-t-il d'un large public ? Très probable. Sera-t-il primé ? Encensé par la critique ? En parlera-t-on beaucoup (trop) ? Très probable aussi. Là encore, peu importe. Un livre (roman ? récit ? texte autobiographique ?) doit ouvrir au monde, interpeler, stimuler l'intelligence. Et "Yoga", curieux mélange de réalisme cru et de sensibilité, d'impudeur et de réflexion, d'originalité et de parfaite banalité, "Yoga" y parvient avec une certaine puissance.
Il y a une douzaine d'années, j'avais lu, relu et offert "D'autres vies que la mienne".
J'ai retrouvé ici une écriture de la même veine : totalement ancrée
dans son époque, interrogeant celle-ci, invitant à des allers-retours
entre l'intime et le social. E.C. a trouvé son créneau, qui marche fort
bien : parler de la souffrance du monde, tout en parlant abondamment de
la sienne. Bref, parvenir à réussir dans la vie en se posant au centre des choses
cruelles de la vie.
A présent, je ne crois pas j'aurais envie d'offrir
"Yoga". C'est un livre dont il appartient à chacun de choisir s'il veut le lire. Ou pas.
** référence à un passage de "D'autres vies que la mienne", repris à la p.388