Jacob / 2020
Deux œuvres m'ont particulièrement marquée. Je suis restée longuement devant elles. Ensuite, je suis revenue les considérer. Pourquoi ces images de larmes m'ont-elles tant touchée ?
Je ne savais rien du contexte de création. Ne rien connaître du contexte permet de laisser la photographie nous absorber dans un lien fort où notre interprétation personnelle et nos émotions s'entremêlent. Moins l'on en sait sur ce qu'on découvre et plus l'on est confronté à soi, c'est une évidence. Cet enfant me ramenait-il à mon enfance ? Plus largement : à toutes les larmes de l'enfance ?
A nous fixer intensément, serré de près dans ce portrait, ce petit être exhibe sa souffrance. Il semble à la fois fier et sans défense. On peut se raisonner, se dire que le papa et le sparadrap sont à deux pas. On peut imaginer la balançoire qui a dévissé, le vélo qui a glissé. On peut aussi craindre des coups, de la violence, des meurtrissures qui laisseront d'irrémédiables traces. On peut supposer, soupçonner, trembler. On se rend compte que le mental cède vite la place au corps quand il s'agit d'observer et de comprendre les douleurs. C'est par le biais de notre chair que l'on saisit toutes les blessures de la vie.
(Dans les faits, Jacob est le fils du photographe sud-africain Pieter Hugo. Cette image a été prise durant le confinement que l'artiste a passé sur la côte d'Afrique du Sud avec son épouse et leurs deux enfants. Le texte présentant le cadre de ce travail se trouve ICI )
Bas Jan Ader / Too sad to tell you
L'artiste hollandais Bas Jan Ader, né en 1942 et décédé à l'âge de 33 ans, a réalisé en 1970 cette vidéo intitulée "Trop triste pour t'en parler" où on le voit pleurer, affligé et inconsolable, pendant de longues minutes. Un extrait ICI. Qu'est-ce qui l'a mis dans cet état émotionnel ? Quel déchirement intérieur a-t-il pu provoquer un chagrin aussi intense ? Qu'est-ce qui l'a à ce point meurtri ?
On le regarde. On éprouve de l'empathie. On imagine, ici aussi, sa peine. A-t-il été abandonné ? Humilié ? Dénigré ? Face aux larmes qui coulent, face à une si poignante épreuve, on pourrait se sentir voyeurs, ou mal à l'aise, mais on ne le vit pas comme ça, parce que sa souffrance va rejoindre la mémoire d'anciennes souffrances qui sont les nôtres et l'on se découvre unis par une même profonde et indéniable appartenance : celle de tous ceux que la vie a malmenés d'une façon ou d'une autre. On se sent moins seul et presque consolé d'un mal profond qui ne nous a jamais quitté.
(La légende dit : "Comme le suggère le titre, le motif de cette crise de larmes reste volontairement opaque. Toutefois, avec le temps, les critiques ont avancé qu'elle était en rapport avec le père d'Ader, exécuté par les nazis pour avoir hébergé des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Le film d'Ader, qui interroge la solidité de la masculinité et déboulonne du même coup l'idée que "les garçons ne pleurent pas", sonde les limites des performances traditionnelles de la masculinité tout en ouvrant une brèche vers des masculinités émotionnellement plus expressives.")
Possible. Ou pas. On pourrait ajouter que le plus important n'est pas de savoir ou de présumer (puisque les interprétations appartiennent à ceux qui les émettent). Le plus important, c'est sans doute de se sentir impliqués, concernés, en phase avec cet instant d'humanité.
Pieter Hugo, Être présent, 100 portraits en buste, Palais de l'Archevêché, Arles.
Masculinités, Ateliers Luma, Arles.
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