Face à la piazza, à l'heure de l'apéro, l'heure où les touristes de jour s'en vont dare-dare rejoindre leur car, l'heure où certains s'arrangent pour passer et repasser, histoire de voir et d'être vus, l'heure où s'asseyent des amoureux éperdus qui s'enlacent ou des amateurs concentrés penchés sur leurs glaces, elle avait prestement abandonné le cahier où elle traçait des lettres dans sa langue d'origine et s'était mise à grattouiller P. tout en lui susurrant des mots doux en japonais. Elle semblait avoir établi avec lui un lien de tendre complicité.
Au bout d'un long moment, elle s'est tournée vers moi. Elle s'appelait Kyoshi et vivait depuis 22 ans en Italie. Elle regrettait de ne pouvoir adopter de chien, car elle vivait seule.
Elle a dit : "Je n'ai personne, pas de mère, pas de sœur, qui pourrait
s'en occuper quand je devrais aller travailler" (elle importait pour ses compatriotes du vin et de l'huile, toujours à la recherche de produits de qualité).
A part l'attrait pour les clébards, nous nous sommes découvertes un autre intérêt commun : nous
attabler à une terrasse et observer les gens déambuler (et dieu sait si,
sur le Campo, des gens de tous âges, de toutes origines, de tous
gabarits aimaient venir se balader). Nous avons convenu qu'observer et leur
inventer des histoires, observer et s'en amuser, observer et décrypter
étaient des passe-temps dont on ne pouvait se lasser. Il entrait de ces analyses autant de psychologie que d'appréciations sociologiques, autant d'imagination que de subtiles déductions.
Elle avait une conversation assez particulière, qui lui faisait dire des choses très graves sur un ton léger et des choses très légères avec une absolue gravité. Quand elle voulait acquiescer, elle prononçait aaah aaah de façon très concentrée, en fixant un coin de sa table, comme si elle était sûre d'y trouver l'assurance de m'avoir bien interprétée.
Elle ne semblait pas avoir été très heureuse dans son pays, dont elle trouvait les manières trop rigides et codifiées. Elle disait préférer l'exubérance et la spontanéité du pays qui l'avait accueillie. Parfois, dans son regard passaient des ombres fugaces, peut-être le simple reflet des nuages que le ciel drainait. Ou peut-être le signe qui rassemble ceux qui sont voués à être constamment à cheval entre deux réalités. Qui sait ? Peut-être songeait-elle qu'elle serait toujours d'une part une Asiatique particulièrement spontanée et de l'autre une Nippone jamais assez docile et adaptée ?
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