lundi 23 mai 2022

Vivre : nous sommes des roses, dirent les roses

 


 


L'autre soir, au fond du parc de San Martino A., elles me tendaient les bras. Ou plutôt : elles me lançaient des signaux, de véritables appels à la conversation. Je me suis mise à dialoguer avec elles. Je les trouvais exquises, toutes en délicatesse olfactive. Les yeux fermés, j'aurais pu les suivre à la trace.  Elles formaient des cascades saisissantes, déversaient quantité de notes sur le gravier et embaumaient de leurs fragrances les sentiers.
 
 
Il y en avait tant : je ne savais plus où donner des yeux et du nez. Et immanquablement, des passages du "Petit Prince" me revinrent en mémoire. Sa rose, sa déception face à la multitude - au moins cinq mille! -, comme si toutes étaient banalement dupliquées, son besoin de trouver la spécificité de sa fleur unique au monde :
 
Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché à travers les sables, les rocs et les neiges, découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes.
- Bonjour, dit-il.
C'était un jardin fleuri de roses.
- Bonjour, dirent les roses.
Le petit prince les regarda. Elles ressemblaient toutes à sa fleur.
- Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il, stupéfait.
- Nous sommes des roses, dirent les roses.
- Ah! fit le petit prince...
Et il se sentit très malheureux. Sa fleur lui avait raconté qu'elle était seule de son espèce dans l'univers. Et voici qu'il en était cinq mille, toutes semblables, dans un seul jardin !
"Elle serait bien vexée, se dit-il, si elle voyait ça... elle tousserait énormément et ferait semblant de mourir pour échapper au ridicule. Et je serais bien obligé de faire semblant de la soigner, car, sinon, pour m'humilier moi aussi, elle se laisserait vraiment mourir..."
Puis il se dit encore: "Je me croyais riche d'une fleur unique, et je ne possède qu'une rose ordinaire. Ça et mes trois volcans qui m'arrivent au genou, et dont l'un, peut-être, est éteint pour toujours, ça ne fait pas de moi un bien grand prince..." Et, couché dans l'herbe, il pleura. 
 

A dix ans, la tyrannique Mademoiselle R. nous avait bien expliqué la distinction entre une fleur apprivoisée et n'importe quelle autre fleur au monde. Je me souviens que j'avais bien intégré sa leçon : le lien qui fait toute la différence. Mais l'autre soir, je peinais à comprendre le petit bonhomme chagriné : la beauté des roses me paraissait tenir dans leur ensemble, leur capacité à faire corps, à se déployer en mille touches sur les murettes, les portails et les maisons. Une seule rose était certes importante, mais ne constituait que le fragment d'un grand mouvement, quand un rosier exubérant pouvait enchanter des ruines et leur conférer noblesse et élégance. L'effet de groupe m'est apparu dans toute son absolue souveraineté. Le tout est plus important que la somme des parties. Le prince blond de mon enfance m'est alors apparu rétréci, tout petit (et, quand j'ai dû quitter le jardin magique, je me suis sentie comme expulsée du paradis ).

4 commentaires:

  1. Quelle jolie histoire!
    Portant, je veux continuer à vivre la magie du Petit Prince. Je peux lire cette histoire encore et encore, y trouver toujours la même magie...... tout comme j’aime de façon inconditionnelle les filles du Dr March.
    Vos photos sont très belles.
    Ici, le temps a viré au gris, très grande fraîcheur après la canicule.
    Douce soirée au goût de l’enfance retrouvée.
    PS: j'ai lu le livre d'Irvin D Yalom il y a quelques semaines. Une belle découverte. Envie de découvrir d’autres titres!

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    1. Les quatre filles March : j'ai retrouvé chez un bouquiniste "l'édition" Lecture et Loisir Charpentier, avec les illustrations originales. Que de souvenirs! Mon premier bouquin était tout défait, tant je l'avais parcouru en long et en large durant les jeudis de pluie. Quant au Petit Prince, j'ai repêché l'original en triant les cartons chez ma mère. Ces derniers temps, je me confronte souvent à ce fait : les réalités peuvent exister et en même temps peut exister leur contraire. Sans contradiction aucune (ou alors, les contradictions sont inhérentes à la vie). Le Petit Prince est révolutionnaire quand il dit que, gagnant 53' par semaine grâce aux pilules contre la soif, il utiliserait pour marcher tout doucement vers une fontaine. C'est tellement d'actualité! mais l'autre soir, je lui ai trouvé une attitude individualiste, en se concentrant sur sa rose, et trouvant les autres banales. Je crois que j'ai besoin d'un regard plus collectif et solidaire sur le monde en ce moment ...
      Oui. Yalom. Je suis en train de le terminer. C'est drôle, érudit sans la ramener, finement observé. Je crois que je vais aussi m'en choisir un autre pour l'été... embarras du choix...
      Belle soirée... temps bizarre... orages... tempêtes... heureusement : les oiseaux, les arbres....

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  2. Comment donc commence la solidarité et le collectif ?
    N'est-ce pas bien souvent parce qu'il y a eu un « un à un » au départ, puis d'autres « un à un » jusqu'au premier collectif auquel on s'est senti appartenir et qu'on a rejoint pour s'y engager concrètement ?. Et puis d'autres ont suivi…
    Sinon c'est très vite l'embrigadement ou la solidarité n'en est pas une.

    Le Petit Prince est une histoire initiatique, une suite de « un à un » pour devenir un « un dans uns » qui se termine par le retour sur sa planète dont je suis sûr qu'elle est devenue un monde foisonnant et solidaire.
    (Je ne suis pas loin de connaître par cœur, au moins 33 tours avec Gérard Philippe, que j'ai écouté des centaines de fois, tant il m'enseigne et encore aujourd'hui.)

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    1. Il y a toujours un attachement premier et nécessaire. Oui : le Petit Prince raconte l'histoire des regards neufs et c'est une belle histoire (et comme on voudrait certains jours, de plus en plus souvent, pouvoir partir sur sa propre planète propre, décarbonée, dont on serait roi ou reine, où il n'y aurait pas de guerre, à moins d'un conflit avec soi!). Belle journée à toi.

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