samedi 8 octobre 2022

Vivre : les corps détraqués des coeurs épuisés

 

Là-bas, les ciels étaient immenses et les arbres innombrables. Le plateau s'étendait à perte de vue sans aucune bâtisse pour l'enjoliver. C'était à sa sobriété qu'il devait sa beauté. Là-bas, dans l'aube encore crue, quand nous sortions avec le chien, le hameau se teintait de quelques lumières diffuses, qui modelaient l'obscurité, et l'on apercevait ça et là quelques silhouettes se mouvant entre les pierres vaguement cuivrées, se dirigeant à tâtons vers les occupations qui les attendaient. On aurait dit une ruche, dans laquelle chacun commençait à s'activer selon un programme déterminé, dont la logique nous échappait. Ces ombres qui bougeaient portaient leur part de dignité, chacune savait où elle était attendue, chacune s'efforçait d'y mener ses pas.

Le petit-déjeuner, c'était de cinq heures à sept heures trente. Quand je déboulais dans la salle, peu avant la fermeture, il ne restait que quelques quignons de pain rassis au fond d'une boîte métallique. Le gars qui assurait la distribution versait du pauvre café dans le mug que je lui désignais. Sur la table, des pots vidés, des cuillères gluantes, un reste de beurre, ne donnaient guère envie  de manger. Dehors, le chien attaché se faisait caresser par un chevrier venu faire sa pause, un autre s'approchait pour dire combien son Leonberg lui manquait. On ressentait sa solitude, si vaste sans la bête qui n'était plus à ses côtés. Et on sentait flotter dans l'air toute la douleur, tout l'ébranlement émanant de ces vêtements usés, recouvrant des corps ravagés. Certains échangeaient à voix basse pour contrer le froid, les règles strictes auxquelles il fallait se plier, pour tenter de défier tout ce qu'il y avait à apprendre, dans cet endroit, qu'on apprendrait peut-être ou qu'on n'apprendrait pas. Là-bas, la nature était majestueuse et l'humanité blessée.

Je retournais raccompagner le chien dans la chambre. J'observais par-delà la terrasse en pierre sèche, le petit vallon, les arbres, les arbres et encore les arbres, jusques à l'horizon, et je partais moi aussi rejoindre l'atelier, et le tour, et la terre pour m'essayer à comprendre ce que centrer pouvait signifier. La danse des mains qui se cherchaient, qui se complétaient, le jeu maladroit des doigts qui se rejoignaient, ou qui se repoussaient, les réponses de la terre qui se donnait, parfois, se refusait, aussi, qui s'effondrait, d'un coup. A ma manière, et même si je n'allais pas rester, si mon passage ne serait que fugace, à ma manière j'allais devoir composer avec l'inconfort d'être loin de ses repères, d'être confrontée à l'étranger de soi. 

Non. Pas comme ça. Non, c'est faux. Non. Incroyable comme l'harmonie si lente, si évidente à voir peut être dure à apprivoiser "Qui a écrit Éloge de la lenteur ?" demandait D. à qui vingt ans d'exercice avaient donné des gestes de tourterelle capable de s'envoler.
 
Et tandis que je m'essayais à tourner, je levais parfois la tête et j'apercevais au loin, à travers la porte entr'ouverte, les silhouettes de l'aube, que le soleil finissait à présent par humaniser et qui s'adonnaient à leurs tâches assignées, fromagerie, miellerie, cuisine, buanderie, tous ces gestes répétitifs, crasseux et nobles, indispensables, qui permettaient à la ruche de tourner et aux cœurs cadenassés de se laisser peu à peu apprivoiser.
 
 

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