samedi 21 septembre 2024

Lire : il était une fois un père

 

On disait que tout chez lui, jusqu'à sa démarche, irritait les autorités. Car sa démarche elle-même était  pleine de bravade. Lorsque j'entendis cela pour la première fois, je me dis aussitôt que c'était remarquablement observé. Tout petit déjà, il m'était impossible d'imaginer mon père courbant l'échine. Il m'est toujours apparu comme la quintessence de l'indépendance. [p. 51]

 
Cet été, durant les longues après-midi de canicule, j'ai relu Un mois à Sienne, un récit tout à fait à part puisqu'il raconte le mois de "congé" que s'est octroyé l'auteur après avoir achevé l'écriture de La terre qui les sépare, un livre récompensé par le Pulitzer de l'autobiographie en 2017 et dont la rédaction l'a occupé pendant près de trois ans. Comme la première fois, j'ai aimé suivre l'auteur s'octroyant un moment de repos dans la ville de Duccio, au  cœur de la peinture siennoise si rassurante, loin de toutes les préoccupations et des tourments de son existence déracinée. Cette deuxième lecture m'a aussi donné envie d'en savoir davantage sur Hisham Matar, sa trajectoire de vie, mais aussi celle de sa famille et particulièrement celle de son père, Jaballa.

Alors que l'auteur était âgé de 19 ans et qu'il poursuivait ses études à Londres dans une situation de quasi exil, son père, réfugié au Caire, a été enlevé par les services secrets égyptiens et livré aux sbires de Mouammar Kadhafi. Jaballa Matar n'était pas n'importe qui : c'était l'un des opposants au dictateur libyen les plus cultivés et les plus actifs. Pendant de nombreuses années, le sort qui lui a été réservé après son enlèvement a fait l'objet pour ses proches d'incessants questionnements. La politique du régime était d'effacer un maximum de traces, si bien que durant des décennies, la famille a investigué pour tenter de connaître la vérité. A ce jour, il est permis de penser qu'il a été transféré dans la prison d'Abou Salim, où les opposants politiques étaient rassemblés et où l'on procéda en juin 1996 au massacre de quelque 1270 détenus en l'espace de quelques heures. C'est probablement durant ces événements que Jaballa Matar a été supprimé. Mais... il n'en existe aucune preuve et maintenant encore le doute subsiste sur les conditions de sa disparition.

La terre qui les sépare pourrait se résumer ainsi : la tentative obstinée d'un fils de recevoir une réponse à la question "qu'est-il devenu ?". Une question vertigineusement simple mais qui, malgré un nombre invraisemblable de recherches et d'interventions officielles et officieuses, n'a jamais pu être résolue. Une question qui pourrait rendre fou, si ce n'est que l'auteur la pose au centre de son existence et de son écriture.
 
Le livre commence début 2012 au moment où Hisham Matar retourne avec sa mère et son frère en Libye. Procédant par allers-retours, par narrations successives, entrelaçant des faits historiques, des témoignages et des confidences intimes le récit retrace non seulement l'histoire de l'auteur, de son père, de sa famille, mais aussi l'histoire d'un pays, d'un peuple sous dictature, depuis près d'un siècle, ayant dû subir la colonisation italienne avant de tomber sous le joug d'un dictateur fou. Un peuple dont les souffrances sont loin d'être achevées puisque l'espoir de reconstruire un nouveau pays, après les soulèvements de 2011, n'a conduit qu'à des conflits de pouvoir, à de nouvelles terreurs et au chaos.

A Perpignan, j'avais emmené le bouquin et je le lisais entre deux visites. Il est porté par un très belle écriture, mise en valeur par la traduction d'Agnès Desarthe. Pendant 48 heures, là-bas, des images d'horreur et de souffrance, d'absurdité et de violence, m'ont profondément habitée. De ce fait, le récit de Hisham Matar m'a paru en accord avec la ville et ses expositions.
 
Dans la foulée, je me suis procuré le dernier roman de l'écrivain, Mes amis, paru à Londres cette année. Une histoire présentée comme une fiction, évoquant trois amis libyens qui se retrouvent exilés à Londres et dont les destins sont voués à diverger après 2011. Il est surprenant de constater que ce roman n'est somme toute qu'une nouvelle manière de raconter l'absence et les diverses manières de lui survivre.

Après ces trois livres, rapportant chacun à leur manière les sinuosités de l'exil, les multiples pertes, perte de repères, d'un pays, d'un père, d'une patrie, la résignation à ne pas savoir, l'obstination à continuer de vivre, on s'interroge sur ce que c'est que le deuil. On se demande à quoi il tient. Il semble que l'on ne puisse survivre à l'absence, au vide et au flou que par une élaboration artistique, par le recours à la mémoire, en recherchant, en écrivant, en construisant des versions possibles et acceptables de la réalité.

 Le pays qui sépare les pères des fils a désorienté plus d'un voyageur. Il est très  facile de s'y perdre. Télémaque, Edgar, Hamlet et d'autres fils innombrables, dont le drame intime égrène les heures de silence, ont vogué si loin et parcouru de  si longues distances entre le passé et le présent qu'ils semblent pour toujours à la dérive. Ce sont  des hommes qui, comme leurs semblables, sont venus au monde par le biais d'un autre homme, un mentor, qui leur a ouvert la porte, et qui, s'ils  sont  chanceux, l'a fait en douceur, en leur adressant peut-être un sourire rassurant et en posant sur leur épaule une main encourageante. Les pères savent forcément, ayant eux-mêmes été des fils, que la présence fantomatique de leur main restera des années durant et jusqu'à la fin des temps, et que, quels que soient les fardeaux  que l'on accumulera sur cette épaule et le nombre de baisers que l'amour viendra y déposer, sans doute attiré par le désir secret d'effacer le sceau d'un autre, cette épaule restera pour toujours loyale, en souvenir de la main de cet homme qui a eu la bonté d'ouvrir les portes du monde. [p.76]
 
En anglais :  
The Return : Fathers, Sons and the Land in Between, 2016
A Month in Siena, 2019
My Friends, 2024 


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