lundi 16 septembre 2024

Regarder : visa pour témoignage

 
Le photojournaliste Muhammad Al-Alul serre dans ses bras le corps de son fils. 
Quatre de ses cinq enfants ont été tués par une frappe israélienne sur le camp 
Al-Mahazi le 5 novembre 2023.

Parmi toutes les images vues durant ces jours de Visa, c'est celle-ci qui m'a le plus marquée. Elle a été prise par la photographe Samar Abu-Eluf, qui est basée à Gaza et collabore en free-lance au New-York Times. La jeune femme s'est vu attribuer, au travers de son journal, le Visa d'Or de la presse quotidienne.
Des photographies de guerre et d'horreur, il y en avait des centaines là-bas, exposées sur les divers sites à Perpignan. Des images d'atrocités, de solitudes, d'expériences extrêmes. Toutes les images que les correspondants captent et adressent à un journal, lequel décide - ou pas - de n'en publier qu'une infime partie. Pourquoi celle-ci davantage qu'une autre ?
Il va sans dire que le travail de témoignage accompli par tous les professionnels exposés, où que ce soit, dans quelque camp que ce soit, relève d'un immense courage. Il est dû à la force, la détermination, la prise de risque, la capacité d'aller sur le terrain affronter des réalités insupportables pour que personne ne puisse dire qu'il ne savait pas. Mais pourquoi cette photo-ci particulièrement ?
Peut-être pour la sobriété de son langage. On y voit au centre, à l'intérieur d'une voiture, un homme, un père, qui tient dans ses bras un enfant mort, un tout jeune enfant qui ne doit pas avoir plus de cinq ans. Le petit, enveloppé dans un linceul blanc, a le teint cireux de ceux pour qui rien n'est plus envisageable. A le regarder pourtant, on peut l'imaginer à peine un ou deux jours auparavant, serrer contre lui un jouet, ressentir des élans d'affection, des envies de courir ou de rechercher la protection de ses parents. On peut l'imaginer juste avant. On peut l'imaginer vivant. 
Le père le serre contre lui. Il lève les yeux vers le ciel comme si le toit de la voiture n'existait pas. Il semble demander : pourquoi ? comment ? Il paraît indifférent à tous les gens qui s'agglutinent au-dehors. Ces gens ont revêtu des gilets bleus. On constate que le père porte lui-aussi un de ces gilets avec "presse" écrit dessus. On aperçoit des smartphones dirigés vers lui et son enfant. Mais le père ne les voit pas. Il s'est retiré au-dedans. Il est ailleurs, dans un autre monde. On dirait qu'il est parti accompagner ailleurs son enfant. 
Un seul détail réconforte le spectateur : une main, une main solidaire, chaude, ferme s'est posée sur le bras du père. Une main qui dit : tu n'es pas seul. On ignore si le père la sent, cette main, mais le spectateur sait qu'il en a besoin.
Cette photo - sorte de Pietà contemporaine - dit tant de choses avec très peu de moyens. Sur la vie, la mort, l'enfance, la fragilité des choses belles, l'intensité des liens, l'absurde et l'intolérable. "On ne vient pas ici pour voir de belles images" a lancé quelqu'un. Peut-être qu'on y vient pour se confronter à l'insondable abîme de la souffrance humaine et pour oser le regarder en face. Parce que l'image, par le biais des yeux, parle directement au cœur aussi bien qu'à la tête, parce que les réalités du monde doivent se percevoir autant avec les tripes qu'avec l'intellect. Peut-être enfin parce qu'il s'agit de rendre hommage à tous ceux qui se battent pour que nous soyons informés, pour que nous puissions tenter de comprendre ce qui défie l'entendement.
 
 

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