Saint-Augustin (détail) / Giovanni di Paolo / Musée Petit-Palais / Avignon
Sur la terrasse du
Convito, la table d'à côté était occupée par quatre personnes auxquelles je n'ai tout d'abord pas prêté attention. Mais peu à peu quelque chose m'a intriguée. La conversation semblait poussive, les attitudes guindées. Trois commensaux s'exprimaient avec sérieux et s'adressaient de temps à autre d'une manière condescendante à une quatrième personne, dont j'ai eu l'intuition au début qu'il s'agissait d'une enfant, ou d'une personne légèrement attardée.
A un certain moment, ce quatrième personnage s'est tourné vers à la serveuse pour lui dire que la cuisine du restaurant était "presque aussi bonne que la sienne et qu'elle devait venir la tester". Il s'agissait d'une adorable vieille dame qui s'est montrée ravie de discuter avec une personne nouvelle. Elle lui a demandé : "quel âge croyez-vous que j'ai ?" Puis elle l'a encouragée à augmenter chacun des chiffres que l'autre avançait : plus, plus, plus!
La vieille dame avait 96 ans et elle a ri quand nous lui avons proposé de passer nous aussi déjeuner chez elle. Elle s'est approchée et s'est mise à nous raconter quelques blagues assez drôles et puis aussi sa vie d'orpheline immigrée du Sud de l'Italie dans les années de l'après-guerre. Elle évoquait le travail et la misère. Elle a énuméré avec fierté tous les membres de sa famille : ses trois filles, ses 6 arrière-petits-enfants. Elle était vive et passionnante. Tout en elle, même sa souplesse gestuelle, respirait la bonne humeur.
Or, les trois "adultes" de sa table se raidissaient de plus en plus sur leurs chaises. On aurait dit qu'ils avaient avalé un parapluie (enfin, vu la température, plutôt une ombrelle). Ils l'ont invitée de manière pressante à s'asseoir pour terminer son dessert, ce à quoi la vieille dame indigne a répondu que son dessert, elle s'en fichait. Elle préférait rester debout à discuter.
Un peu plus tard, à la caisse du restaurant, une des dames nous a dit être sa fille. Elle était descendue de Belgique avec son mari et sa belle-sœur (les deux bourgeois avaleurs d'ombrelles). Elle devait, avec sa famille turinoise, trouver une solution pour sa mère qui n'en faisait "qu'à sa tête" et qui "se souvenait plutôt du passé que du présent" (un peu normal quand on a près de cent ans).
Quand nous lui avons parlé du trésor que constituait la mémoire vive de sa mère, cette richesse de souvenirs qui pouvait être entendus et retranscrits pour ses descendants, la dame-fille a commencé à se détendre. Elle a même esquissé un sourire. "Oui, elle a eu une vie très dure, oui, elle a fait des tas de choses". Il y avait dans sa voix comme un soulagement. Pendant ce temps, son mari et sa belle-sœur, en bons bourgeois très comme il faut, veillaient sur la vieille dame avec des attitudes de censeurs, veillant à ce qu'elle se tienne bien assise et n'aille pas importuner d'autres gens.