dimanche 31 août 2025

Voyager/Regarder : visions du réel

 

Tony Albert (Kuku Yalanji), David Charles Collins et Kieran Lawson.
Super-héros de Warakurna #1, série Super-héros de Warakurna, 2017.
Avec l’aimable autorisation des artistes / Sullivan+Strumpf.
Tiré du catalogue des Rencontres 2025. 


Quelques jours ailleurs, partir à l'autre bout de la terre, voir regarder découvrir,
les yeux curieux et grand ouverts, revenir avec des images salutaires et,
tant pis pour le pire, revenir avec le désir aguerri d'aller vers un monde meilleur  
 

samedi 30 août 2025

Vivre : la force des arbres

 
Le chêne de Flagey / Gustave Courbet / Musée Courbet / Ornans
 
 ...je ne sais pas m'adresser aux sépultures. J'ai perdu le langage qu'on apprend au catéchisme et qu'on pratique dans les églises. Je suis discourtois avec le ciel, maladroit avec ses intercesseurs. Rien de ce qui est trop élevé ne m'attire - j'aime le monde à hauteur d'homme et que le sacré s'accomplisse sur la terre, dans un geste simple, une offrande discrète, la beauté d'une lumière de velours adoucissant la pierre. [...] Mes morts vivent en moi. Ils me tiennent compagnie. Ils voyagent et respirent à mon rythme. 

  Olivier / Jérôme Garcin / Folio / p.19

 
C'est surtout en ces belles journées de récolte que je pense à toi : en 1976, pressée de venir te mettre à l'abri, après le séisme qui t'avait d'un coup, peu après la perte de ton époux, enlevé ta maison, tes champs, tes superbes vaches nourricières, tu avais emporté dans tes bagages des plants de prunier destinés à prendre racine ici, en Suisse. 
 
C'est le jardin de mes parents qui les a accueillis. Puis, un jour que j'avais quitté la ville pour m'établir sur cette colline, ma mère m'a remis dans un sac en plastique deux minuscules arbrisseaux à transplanter. L'un paraissait vaillant, mais l'autre était si maigrelet qu'on ne se risquait pas à lui accorder plus d'une année : il ne passerait pas l'hiver, on le craignait.
 
Il l'a passé. Nous voici à présent inondés de pruneaux à chaque fin d'été. Cette année la récolte est fastueuse : c'est que l'ex-maigrichon, devenu un géant, s'est vraiment donné. Sous la lumière vive de l'automne, en faisant mes tartes et mes confitures, c'est à toi que je pense. Tu es plus vivante que jamais, puisque, par la générosité de ces arbres, tu continues à nous régaler. Grâce à un certain manteau, tu continues à me réchauffer. A travers tes mots que je n'oublierais jamais, tu continues à m'épauler. 
 
Je suis la chair de la chair de ta chair. Je te suis, tu es mon chemin, tu es ma lumière. Tu es mon axe dans ce monde désaxé, tu n'as jamais été si près, tu es dans tous les murmures des feuillages des forêts. Quel que soit le vent, tu es et tu resteras un socle en moi, ma nonna.

 

vendredi 29 août 2025

Habiter / Vivre : ces rêves qu'on faisait

 
Villa R / 1919 / Paul Klee / Kunstmuseum / Basel
 
 
Les maisons ressemblent aux personnes. Parfois on revoit quelqu'un que l'on a admiré, des années après, et on se dit : "qu'est-ce que j'ai bien pu lui trouver ?". Le temps a passé, l'autre a changé, notre regard a changé, les rapports se sont modifiés. La déception nous submerge. On mesure le chemin parcouru (on en vient même à se féliciter pour tout ce travail accompli que l'on n'a pas su reconnaître au fil de notre quotidien). Hier, la belle maison en Eternit, celle sur laquelle nous avions tant flashé - le rêve auquel on n'osait croire, un exemple d'innovation absolue, avec des architectes débordants de créativité, sa cour intérieure et son jardin japonais, sa présence unique dans un élégant quartier - la maison était devenue terne, mal entretenue, mal aimée, encerclée par des immeubles résidentiels d'une banalité à pleurer, une dame au charme décati, prématurément vieillie (du reste ses murs semblaient dégouliner de larmes et d'ennui)
C'est le cœur un peu lourd, comme à chaque fois qu'on perd une illusion, que nous avons repris la voiture pour revenir ici, nous étonner du lac et de son bleu électrique, écouter se chamailler les pies et continuer encore et encore de récolter nos fruits.
 

Voyager : écran total

 
 
Alba / Michele Catti / GAM / Palermo
 
En manque de mer, j'ai ouvert le lien que m'avait adressé la galeriste en deuil et j'en suis restée abasourdie : c'est là-bas que je voudrais être mais du travail m'attend encore aujourd'hui. Alors je regarde l'écran et je clique ICI.
 

jeudi 28 août 2025

Vivre : une raison de vivre

 
Vergine dell'Annunciazione /Antonello da Messina / Palazzo Abatellis / Palermo
 
Raison garder sans vouloir
à tout prix raison avoir : 
sacré défi en ces temps obscurs.  
 

mercredi 27 août 2025

Vivre : à livre ouvert

 

"La plage te rappellera que la vie est faite comme ça, qui qu'on soit et quoi qu'on fasse, il y a des marées hautes et des marées basses." (Max Ducos)

A l'arrivée, le paysage s'étend comme une page blanche, qui serait bleue, lisse, incontaminée. Silencieuse.
Ce n'est que deux ou trois minutes plus tard, après quelques brasses dans l'immense bassin, que la vue devient un grand livre pour enfants, quelque chose d'une marée haute, d'une marée basse, qui raconte l'histoire d'un lieu et de ses interactions. 
A chaque fois que la tête émerge dans un long inspir, les rives s'animent : un papa vaillant promenant poussette, labrador et enfant; deux amies vidant leur thermos en discutant à voix basse (tant de choses difficiles que seule l'autre sait entendre, tant d'amis, tant d'amours, tant d'emmerdes pour leurs cœurs palpitants); trois joggeurs blagueurs passant en coup de vent; une femme sortant de l'eau en tremblant et une autre tentant d'y entrer en frissonnant; une balle jaune sur l'herbe verte, un ballon orange sur les ondes célestes; des insultes canines et des excuses humaines; des exclamations américaines; des vociférations russes provoquant un vaste mouvement de désapprobation; des interpellations des conversations un changement de pampers; une dame comme il faut chignon et mocassins contemplant les couches avec dédain. Un coup de foudre soudain entre un élégant Beagle et un Bouvier australien. 
On referme le livre. On s'étend sur le dos On ouvre grand les bras et on ferme les yeux. Le ciel est une page blanche qui pourrait être bleue.
 

mardi 26 août 2025

Vivre : insensiblement, l'automne

 
 

 
Insensiblement
l'aube chargée d'étoiles
insensiblement 
là-haut des brisures de nuit
insensiblement 
un frouement un aboiement un cri
insensiblement 
la toile à l'horizon qui s'incendie 
insensiblement 
la certitude d'être en vie 
 

lundi 25 août 2025

Vivre : la foi en soi

 
 
Addolorata / Anonyme / museo Abatellis / Palerme
 
Sur son site, elle sourit. Ses lèvres se retroussent en une courbe forcée. Ses yeux toutefois refusent de se conformer. Ils se plissent et dessinent sur ses tempes deux longues araignées. Trois des quatre pages sont consacrées à sa biographie, à sa philosophie, à son cursus, à ses hobbies. Elle écrit, dit et redit combien elle est bienveillante. Bienveillante et compétente. En vert pâle sur fond bleu, deux témoignages surlignés témoignent en gros caractères de ses capacités : elle est apte à tout résoudre, elle change la vie, elle est remerciée.
Pourtant, face à ce tapis autodéroulé, un doute s'installe : qu'a-t-elle donc besoin de prouver ? où donc est la confiance qu'elle entend inspirer ? en tous cas pas dans son sourire si crispé.
On voudrait lui suggérer de la trouver en elle, la foi qu'elle veut  faire naître. Elle sait beaucoup de choses et ces choses suffisent à la faire reconnaître. Mais chaque année elle se croit obligée d'ajouter une ligne supplémentaire sur son cv, le logo d'une nouvelle association à laquelle elle a adhéré. On l'a connue intelligente et pratique. Toutes ces  formations ne finiraient-elles pas par la déformer ?
 
 

dimanche 24 août 2025

Vivre : accepter, sans façon

Santa Dorotea /Ambrogio Lorenzetti / Pinacoteca / Siena
 
et pourquoi ça ne marcherait pas ?
et pourquoi faudrait-il toujours penser au pire ?
aux empêchements, aux contretemps?
pourquoi, pourquoi, mais pourquoi donc
ne pas tout simplement se dire que ça ira ? 
 

samedi 23 août 2025

Vivre: still life /177

 


Au bout de 48 heures, j'ai commencé à en avoir marre de m'obstiner à taper sur e cavier et de devoir rempacer es ettres  manquantes par des i majuscules. I y avait de quoi devenir foe. J'ai embarqué mon ap top chez son docteur attitré. Qui m'a regardée d'un air queque peu soupçonneux : " ce ne serait pas queques miettes ? vous mangez des biscuits en travaiant ?"
(je me suis sentie égèrement ma à 'aise, j'ai quand même marmonné que non, que vraiment jamais...)
Mais il faut avouer que doc laptop avait raison. Deux coups de spray à compression et un nuage de micro particules a émergé du clavier, lequel s'est remis à fonctionner en toute légèreté. "Une fois par mois" m'a prescrit le praticien.
(j'en suis quand même à me demander comment ces menues miettes ont pu se glisser sous les touches. Ça ne peut pas être moi. Serait-ce peut-être le chien...?)
 
 

vendredi 22 août 2025

Vivre : le centre du centre du monde

 
Ritratto di Maria Francesca Durazzo /Anton von Maron / Galleria nazionale della Liguria / Genova
 
Telle une Marie-Antoinette baladant ses moutons au cœur du XXIème siècle, elle survole les questions dérangeantes, l'actualité mondiale et les situations de détresse. Sa petite personne est au centre d'un monde bien blindé et tout lisse. La moindre de ses réalisations devient une prouesse. De son point de vue tout est absolument ordonné. Seuls les transports en commun devraient mieux s'adapter à ses besoins particuliers.
 

jeudi 21 août 2025

Vivre : cette course qui nous dépasse

 
Jeune chasseur au faucon / Maître du Jugement de Pâris du Bargello / Petit-Palais / Avignon
 
Pourquoi lutter contre le temps ?
Pourquoi ne pas simplement être 
dedans ? 
 

mercredi 20 août 2025

Vivre : le rappel des rives

 
Atalaya / Ibiza
  
L'autre jour, le lac après la baignade. Le clapotis, la bise qui faisait danser les flots et frissonner - à peine - mon corps mouillé. Cette odeur de poisson et d'algues entremêlées. Cette paix sur les rives et ce besoin irrépressible, surgi à l'improviste, de repartir voir la mer. La mer et ses contours malmenés, la mer maltraitée, la mer surmenée. Plastique, méduses, surpêche, envie pourtant d'y replonger. Envie et besoin d'ignorer trop de mauvaises nouvelles à son sujet.
 
Avec ce trop-plein de sensations soudaines, souvenirs salés, ramenés par les vagues, vols de cormorans alignés, enfants sages construisant leurs murailles, exclamations de pêcheurs derrière leurs murets, et cygnes joliment courbés, un bonheur ancien est remonté, si pur et si proche d'une envie de pleurer, et moi, submergée, c'était à la mer que je voulais, que je devais aller.
 

mardi 19 août 2025

Vivre : le tissu de nos mémoires

 
Saint-Augustin (détail) / Giovanni di Paolo / Musée Petit-Palais / Avignon
 
Sur la terrasse du Convito, la table d'à côté était occupée par quatre personnes auxquelles  je n'ai tout d'abord pas prêté attention. Mais peu à peu quelque chose m'a intriguée. La conversation semblait poussive, les attitudes guindées. Trois commensaux s'exprimaient avec sérieux et s'adressaient de temps à autre d'une manière condescendante à une quatrième personne, dont j'ai eu l'intuition au début qu'il s'agissait d'une enfant, ou d'une personne légèrement attardée. 
A un certain moment, ce quatrième personnage s'est tourné vers à la serveuse pour lui dire que la cuisine du restaurant était "presque aussi bonne que la sienne et qu'elle devait venir la tester". Il s'agissait d'une adorable vieille dame qui s'est montrée ravie de discuter avec une personne nouvelle. Elle lui a demandé : "quel âge croyez-vous que j'ai ?" Puis elle l'a encouragée à augmenter chacun des chiffres que l'autre avançait : plus, plus, plus!
La vieille dame avait 96 ans et elle a ri quand nous lui avons proposé de passer nous aussi déjeuner chez elle. Elle s'est approchée et s'est mise à nous raconter quelques blagues assez drôles et puis aussi sa vie d'orpheline immigrée du Sud de l'Italie dans les années de l'après-guerre. Elle évoquait le travail et la misère. Elle a énuméré avec fierté tous les  membres de sa famille : ses trois filles, ses 6 arrière-petits-enfants. Elle était vive et passionnante. Tout en elle, même sa souplesse gestuelle, respirait la bonne humeur.
Or, les trois "adultes" de sa table se raidissaient de plus en plus sur leurs chaises. On aurait dit qu'ils avaient avalé un parapluie (enfin, vu la température, plutôt une ombrelle). Ils l'ont invitée de manière pressante à s'asseoir pour terminer son dessert, ce à quoi la vieille dame indigne a répondu que son dessert, elle s'en fichait. Elle préférait rester debout à discuter.
 
Un peu plus tard, à la caisse du restaurant, une des dames nous a dit être sa fille. Elle était descendue de Belgique avec son mari et sa belle-sœur (les deux bourgeois avaleurs d'ombrelles). Elle devait, avec sa famille turinoise, trouver une solution pour sa mère qui n'en faisait "qu'à sa tête" et qui "se souvenait plutôt du passé que du présent" (un peu normal quand on a près de cent ans).
Quand nous lui avons parlé du trésor que constituait la mémoire vive de sa mère, cette richesse de souvenirs qui pouvait être entendus et retranscrits pour ses descendants, la dame-fille a commencé à se détendre. Elle a même esquissé un sourire. "Oui, elle a eu une vie très dure, oui, elle a fait des tas de choses". Il y avait dans sa voix comme un soulagement. Pendant ce temps, son mari et sa belle-sœur, en bons bourgeois très comme il faut, veillaient sur la vieille dame avec des attitudes de censeurs, veillant à ce qu'elle se tienne bien assise et n'aille pas importuner d'autres gens.
 

lundi 18 août 2025

Vivre : coeur à coeur

 
Sacra familia avec Sainte Elisabeth et Saint-Jean (détail) / d'après Pieter Paul Rubens / Musei nazionali Genova
 
dans le fond, dans toute rencontre, ce sont deux enfances qui se retrouvent 
 
 

dimanche 17 août 2025

Vivre : invocations

 
Madonna orante / Joos van Cleve / Musei nazionali di Genova / Palazzo Spinola
Cette fois-ci, elle, habituellement si souriante, nous a paru préoccupée. Peut-être un peu plus enveloppée, plus distraite aussi (a abandonné en s'en allant son spray désinfectant sur le rebord du lavabo). Nous a expliqué qu'elle ne s'occupait pas du petit-déjeuner ces derniers jours parce que sa voiture avait un problème. A évoqué une difficulté, "une importante difficulté". Nous a demandé de dire une prière pour cette situation sur laquelle elle est restée très évasive. A vrai dire, comme je ne connais pas vraiment de prière, j'ai choisi un cierge un peu plus tard dans la cathédrale de San Lorenzo. J'ai allumé la mèche avec une certaine ferveur, sans savoir ni pour qui ni pour quoi elle allait brûler durant les heures suivantes.
Puis je me suis souvenue qu'il y a deux ans presque jour pour jour, c'était elle qui nous avait préparé un café très tôt le matin, juste avant notre départ. Quand elle avait su pourquoi nous devions partir si rapidement elle avait dit qu'elle réciterait une prière pour que tout se passe bien et qu'il fallait s'en remettre à... (elle avait levé les yeux vers les stucs de la belle salle à manger) à... Lui. Elle avait ajouté : "Tout est entre ses mains". Je l'avais remerciée, naturellement, tout en visualisant pour ma part les mains expertes d'un excellent chirurgien.
 

samedi 16 août 2025

Voyager : Feriae Augusti

 
Façade église de San Piero / Cherasco
 
 
Ferragosto est La fête italienne par excellence. Le 15 août, jour de l'Assomption de la Vierge, est bien plus qu'une fête religieuse, C'est un pont, devenu un long congé, puis carrément une période de vacances étalée sur tout le mois, mais avant tout c'est un état d'esprit. Tout se ferme dans toutes les localités et une majorité d'Italiens, tous ceux qui peuvent se déplacer, se retrouvent sur des sites touristiques, stations balnéaires en tête. Les autoroutes sont encombrées, les plages bondées, les prix deviennent démentiels. Mais tout le monde s'en fiche. Ferragosto est de toutes les conversations :  que va-t-on faire pour Ferragosto ? Où va-t-on aller fêter le Ferragosto? C'est qu'il faut être parti, au moins quelques jours, pendant cette période. Certes, en tant que visiteurs, ce n'est pas la saison idéale pour consommer : il y a de fortes chances pour qu'on se retrouve devant des portes de restaurants, ou de magasins  ou de caves résolument fermées et affichant un panneau invitant à repasser en septembre. La péninsule est à l'arrêt et se fiche totalement de la logique commerciale qui inviterait à faire des affaires quand les touristes affluent. 
 
Il règne dans les villes et les villages un calme extraordinaire, une atmosphère étonnante. Tout invite au repli, au silence, à l'épure. On découvre des sites déserts et ces lieux peuvent porter certains à jouir de la paix enfin retrouvée, d'autres à déprimer. Je me souviens d'un ancien voisin paysan, d'ordinaire plutôt jovial qui devenait grognon pendant ces journées de vide et d'absence. Ferragosto le ramenait à sa condition modeste et il inventait à ses concitoyens ayant fermé volets et devantures des aventures particulières (sans imaginer un seul instant les longues files d'attente aux péages sous un soleil de plomb, la lutte pour obtenir un parasol et deux chaises-longues mal placées, le sable collant et les enfants épuisés qui pleurnichaient). Il se voyait pauvre, se promenant dans ses champs, tandis que la campagne tranquille s'étalait devant lui et que les raisins mûrissaient sous ses yeux, rien que pour lui. Il se voyait pauvre tandis que les tourterelles autour de lui roucoulaient. Pour retrouver le sourire, il lui fallait attendre que tout le monde soit rentré.

mercredi 13 août 2025

Vivre : still life / 176

 
 
 
Hier matin, devant mon sac, il y avait peu à hésiter : Des vêtements, ultra légers, aucun superflu à emporter. De la très haute protection solaire et du répulsif anti-moustique en quantité. Quant aux livres, c'était un peu plus complexe. Vu les températures annoncées, je me visualisais bien au fond du parc, durant de longues heures, en leur compagnie. Mais... que prendre ? Rien de trop compliqué - pas de quoi stresser mes cellules grises - rien non plus de trop allégé - pas question de les anesthésier.  
C'est alors que j'ai déniché dans la boîte à livres du casino où j'avais pris mon petit-déjeuner pas mal de pépites, dont les textes autobiographiques de Madame de Beauvoir. 
M'amusant à deviner quelle personne s'était ainsi délestée de toute sa collection (peut-être qu'elle s'était offert récemment le coffret de la Pleiade?) j'ai trouvé dans deux bouquins le nom de Sophie T., titulaire d'un master en genres et œuvrant dans le monde de la culture. J'ai appris en outre qu'elle avait utilisé un billet de train Genève-Nyon, valable jusqu'au 08.03.2014 en guise de marque-page, plus un sticker en forme de virgule où elle avait noté un "Grrrrr" rageur dans "Anne, ou quand prime le spirituel". Je lui suis très reconnaissante de n'être pas une grande annotatrice, mais elle a tout de même souligné dans "La force des choses I", à la page 311 : rentrer en France, à moins d'un danger précis, je ne l'envisageais pas : il fallait d'abord comprendre avec mon coeur et avec mon corps des mots que je n'avais pas même encore fait entrer dans ma tête; quelle fatigue en perspective!
Qu'elle soit vivement remerciée, quoi qu'elle lise cet été: mes prochaines après-midis s'annoncent captivantes. Rien de tel que de revenir aux bons vieux classiques pour clarifier certaines questions essentielles, ces sujets, féminisme, écologie, démocratie, dont tout le monde parle et se réclame et dont tout le monde est certain de détenir l'unique bien-fondé.
 
 

mardi 12 août 2025

Vivre : de quoi méditer

 
Parabola di Lazzaro e il ricco Epulone / Bonifacio Veronese / Gallerie Accademia / Venezia
 
 
Elle dit que sa meilleure amie, à chaque rencontre, 
quels que soient l'heure, le moment ou la saison, 
lui dit : tu as mauvaise mine, tu as l'air fatigué.
Sa meilleure amie ? 
 

lundi 11 août 2025

Voyager : le silence intérieur

 
Portail / Piédroit gauche
 
Elle se tenait égale à elle même, paisiblement enchâssée au fond d'une petite vallée, dans le verdoyant paysage du Monferrato, chargé de promesses et d'une douce humilité (le couple rencontré à l'hôtel le lendemain était passé à quelques centaines de mètres sans se douter de sa présence). 
 
Jubé / Les patriarches


 Jubé / Scènes de la vie de la Vierge et suite des Patriarches
 
Quand nous sommes arrivés au pied du jubé, une des trois bénévoles s'est avancée en signe d'accueil. Ses premiers mots ont été destinés à excuser les conditions de notre visite : des travaux en cours qui retentissaient dans la nef. A vrai dire, happés par l'appel du silence et par l'ouverture des cœurs en présence, on n'avait rien remarqué. Il régnait dans cette abbaye une paix dense, sur laquelle veillaient les anges. Quelque chose de bien plus fort que le bruit et la fureur.
 


Contraste entre 3 Vivants et 3 Morts / Maestro di Montiglio / Cloître 

 Cloître / Lunette avec Christ en mandorle entouré des 4 évangélistes
 
 Assomption (détail anges ) / Anonyme / École Antoine de Lonhy
 
Ça m'a rappelé une leçon de yoga, il y a de nombreuses années. La prof était empruntée : des ouvriers attaquaient au marteau-piqueur des carrelages dans la pièce attenante à notre salle. Allions-nous pouvoir travailler ? Pourrions-nous ensuite terminer par l'habituelle séance de méditation ? Le bruit ne m'a laissé aucun souvenir. Mais en revanche je ressens encore l'impression de sécurité au fond de mon être : rien n'aurait pu ce soir-là me déranger, ni me perturber. L'enseignante a dit à la fin : c'est l'expérience du silence intérieur.
 
 
 Cloître / Adoration des Mages 
 
Ah ces temps-ci, dans le tumulte des jours, comme j'aimerais savoir retrouver mon chemin vers cette muraille qui protège, indéfectible et transparente, et remet à leur juste place toutes sortes d'absurdités et de vanités, tant de choses qu'on aimerait d'un tour de main écarter. 
 

dimanche 10 août 2025

Habiter : telles des Pénélopes

 Spider / 1997 / Louise Bourgeois / Louisiana / 2018
 
De toute façon ici la bataille est perdue d'avance : cesse de lutter, tâche de cohabiter
 
 

jeudi 7 août 2025

Voyager : clore

 
Chemin au milieu des champs / 1912 /Władysław Ślewiński / Musée national de Varsovie 
 
Remiser l'échelle. Rincer les pinceaux. Ranger les pots. (Masser quelques jointures). Arroser les fleurs. Baisser les stores. Laisser quelques ouvertures. (Que l'air circule entre ces murs). Éprouver toujours le même pincement à chaque départ. Où serons-nous demain soir ? On n'en sait rien, une chambre bleue dans une maison jaune nous attend quelque part. Mettre les voiles sur un coup de tête ou plutôt un coup de cœur. S'attabler enfin et discuter et boire. S'autocongratuler pour tous les efforts. (Masser encore quelques courbatures). Se sentir fatigués. Fatigués et fiers.  
 

mercredi 6 août 2025

Vivre : vingt degrés, 170 mètres cubes à la seconde

 
Acrobate / Musée archéologique Heraklion / Crête 
 
Il y a les jours pluvieux, très pluvieux, et naturellement les jours orageux. Il y a les jours froids, très froids, on a beau s'activer, accélérer, on grelotte vingt minutes et puis on s'en va. Il y a les jours après les tempêtes quand la rivière se fait brune et charrie et gronde et mord les berges craintives. Il y a aussi les jours canicule, on a beau arriver tôt, les gens se pressent, les cris montent, les bassins débordent, les enfants s'éclaboussent. On finit par battre en retraite.
Et puis il y a ces jours bénis où les dieux sont de la partie : un soleil innocent scintille, les étendues sont vides, on s'élance, ravis, notre corps et l'eau se marient. Dans le ciel plus bleu que bleu, les cumulus s'adonnent à mille acrobaties. A suivre leur danse, on perd toute notion du temps. On retrouve le bonheur des gestes évidents. On n'a plus forme humaine, on appartient simplement au vivant. Comme les libellules, comme les moineaux pépiants C'est la perfection d'être au monde, c'est pure magie. C'était la baignade d'aujourd'hui.
 

mardi 5 août 2025

Vivre : les temps qui courent

 
Sainte Cécile en extase (détail) / Raffaello Sanzio / Pinacoteca / Bologna
 
Dans une rue marchande, deux jeunes amies se rencontrent et s'embrassent avec effusion. La première : "Quel plaisir, ça faisait longtemps, comment tu vas ?" La seconde : "Bien! Très bien!" Puis elle se reprend : "Enfin : je suis en train de faire un burn out. Je dois juste encore trouver un médecin pour le certificat."
 
 

lundi 4 août 2025

Regarder : à l'ombre des enfants en fleurs

 

Il émane de ce tableau de Wladislaw Podkowiński, un je ne sais  quoi qui rappelle d'anciennes vacances, qu'on aurait vécues par le biais de lectures, la Recherche ou la comtesse, des remontées de souvenirs légers et insouciants, pas toujours modèles, pas forcément obéissants, peu importe les circonstances et le moment. 
 

On se penche. On découvre le parterre de fleurs. L'eau s'écoule blanche, dense. Les ombres se diluent mauves et grises. Les pétales sont des papillons qui voltigent. Les yeux scrutent, effleurent les parterres où l'herbe court, rebelle, s'échappant dans les allées tourterelle.

Enfants dans un jardin / 1892 
 
Comme un jeu ou peut-être un pressentiment, l'ombre des enfants saigne et se répand. Tout irradie le bonheur des choses ingénues, mais la peinture déjà trace ce qui ne sera plus. En rouge peu à peu s'insinue la sensation du temps perdu.
 
 

dimanche 3 août 2025

Voyager : vue débridée d'un regard bridé

 
22, Junkerngasse / Berne
 
être touriste : redécouvrir sa ville avec des yeux de Chinois extasiés




Vivre : still life / 175

 

 
Hier matin Berne paraissait étrangement déserte. Sans doute était-ce le propre des samedis de chassés-croisés. Ou alors avait-elle la gueule de bois, certains ayant copieusement fêté la veille la Fête nationale. Ou encore la  météo plutôt morose en avait-elle découragé plus d'un qui habituellement se pressaient dans les piscines. Toujours est-il que les ours se baladaient dans leurs enclos sans être importunés, aucun touriste pour les shooter, l'Aar plutôt pressée taquinait les rives solitaires à 340 m3/s et les vendeuses en mal de clientèle souriaient, s'obstinant à ranger leurs articles soldés que personne n'avait idée de déranger. Même le marché hebdomadaire tournait au ralenti, avec ses stands parsemés, ses abonnés absents, ses présents plutôt anémiés.
Il y avait juste le petit stand en bois de Monsieur Z. qui semblait avoir attiré le nombre habituel d’aficionados. Comme de coutume, le fromager descendu de ses alpages faisait le plein : ils attendaient tous très patiemment, alignés, le regard un peu inquiet car, à dix heures, on avait beau accepter de faire la queue et ronger son frein avec une politesse affichée, le temps qu'on se retrouve devant le visage rubicond et la belle barbe blanche du vendeur, une solide meule de Gruyère vieux pouvait avoir fondu comme neige sur les pâturages. 
Quoi de meilleur que d'avoir affaire directement à un producteur, sans intermédiaire, sans produits préemballés, sans gestion des stocks ni marchandises au rabais ? Monsieur Z. est le seul commerçant que je connaisse qui tend à vous servir moins que ce que vous lui demandez parce qu'il tient à ce que les gens dans la file ne repartent pas bredouilles. 
A dix heures trente, on a vu le dernier morceau d'Etivaz s'envoler, mais on a quand même réussi à emporter une part de jeune Gruyère doté d'un fort caractère, une tranche de Vacherin à se damner et un Geisskäse solidement affiné. Mmmh! Même si les lourds nuages qui s'accumulaient sur les toits de la ville nous avaient privés de crawl, le week-end s'annonçait prometteur en matière de régals.
 

samedi 2 août 2025

Vivre : perdre / récupérer

 
Nostra Dona de Gracia i sant Vicenç / Francesc Comes / museu de Mallorca / Palma de Mallorca
 
The art of losing isn’t hard to master;
so many things seem filled with the intent
to be lost that their loss is no disaster.

Lose something every day. Accept the fluster
of lost door keys, the hour badly spent.
The art of losing isn’t hard to master.

Then practice losing farther, losing faster:
places, and names, and where it was you meant
to travel. None of these will bring disaster.

I lost my mother’s watch. And look! my last, or
next-to-last, of three loved houses went.
The art of losing isn’t hard to master.

I lost two cities, lovely ones. And, vaster,
some realms I owned, two rivers, a continent.
I miss them, but it wasn’t a disaster.

—Even losing you (the joking voice, a gesture
I love) I shan’t have lied. It’s evident
the art of losing’s not too hard to master
though it may look like (Write it!) like disaster.

 
One Art / Elizabeth Bishop 
(trois exercices de traduction ICI)
 
 ****
s'exercer à perdre : un travail sans limites
on croit pouvoir passer maître dans cet art
on s'imagine que l'expérience nous rendra
aussi désinvolte qu'un prestidigitateur
- ni vu ni connu, qui s'en est aperçu ? -
mais non : l'art de la perte peut se révéler
toujours aussi lacérant et toujours aussi frustrant
que l'objet soit petit tout petit ou alors très grand 
et sans cesse il faut élaborer son apprivoisement.
Parfois on se remet à la tâche et on affronte les griffures.
Mais parfois on craque (pas de réels progrès depuis ceci)
Ainsi, d'un clic, j'ai recommandé l'indispensable tunique.
 
 

vendredi 1 août 2025

Lire : ces tortures qu'étourdiment on s'inflige

 
La Lecture / Henri Fantin-Latour / MBA / Lyon
 
Je venais de terminer - difficilement - un polar des plus inconsistants, un parangon de médiocrité, dont je me suis demandé pourquoi je m'étais imposé ce pensum juste pour me convaincre qu'un livre sélectionné pour un prix des Lecteurs ne pouvait pas être foncièrement nul - mais en fait si, si, vraiment - et je me jurais que jamais, jamais plus on ne m'y reprendrait, je fulminais en constatant que j'étais une fois encore tombée dans le piège des petites pastilles rouges appliquées sur des couvertures jaunes fluo et des citations de critiques enthousiastes ("Épatant", le Guardian, "Malicieux", le Monde), quand tout à coup, ouvrant le livre qui patientait à mes côtés, je suis tombée sur une citation de Faulkner ouvrant le prologue : 
Le passé ne meurt jamais. 
Il ne faut même pas le croire passé.
(Requiem for a Nun) 
Et alors j'ai su qu'une nouvelle phase de lecture s'offrait à moi et j'ai balancé la chose insipide et chronophage dans un vieux sac qui attendait à l'entrée, où elle est allée rejoindre un guide de Londres dépassé et quelques Agatha Christie au charme définitivement altéré.