extrait de Big Sky / Adam Ferguson / Arles / 2025
J'apprécie de plus en plus souvent les situations qui me ramènent à la lenteur, à l'apaisement, à la profondeur. Ce matin, je me suis glissée dans la file qui attendait devant Bread à porter, la boulangerie sous les arcades où l'on fabrique tous les produits sur place. Personne n'était pressé, personne pour s'impatienter. On se tenait la porte. On pénétrait dans le minuscule espace sans se bousculer. La file avançait lentement car en ce samedi une jeune vendeuse était en train de se former et elle se trompait apparemment souvent (ou alors elle n'était pas assurée). Il y avait en revanche quelque chose de très rassurant dans le fait que tout le monde trouvait évident de former quelqu'un un samedi, jour d'affluence, et, dans l'arrière-boutique, le patron ne se privait pas, entre deux fournées, de boire un café avec une connaissance passée en visite. Deux de ses employés s'activaient en cadence pour préparer des croissants, noisette ou amandes. Les gens trouvaient que prendre son temps un samedi matin allait de soi (et quant à moi j'en profitais pour observer la beauté des miches exposées, il y avait dans la vitrine une production à la farine bise, constituée de trois boules écrasées et déformées si bien que le pain formait un triptyque de toute beauté).
En sortant, avec ma baguette et mes viennoiseries, j'ai constaté que même en allant à son rythme, un rythme très différent de celui des coups de frein et des klaxons, tout finit par arriver à bon port, dans une sorte d'harmonieux équilibre, de précision des gestes. J'ai constaté aussi combien sont délicieux les brioches fabriquées dans de bonnes conditions (ce goût léger, cette saveur de beurre).
Ces derniers temps, un géant de la grande distribution a provoqué un vif débat en promouvant du pain à 99 centimes la miche, affirmant qu'il voulait ainsi secouer l'inertie des artisans-boulangers. Que vaut ce pain ? Comment est-il préparé ? Peut-on le voir en train de lever ? Quand on passe devant l'une de leurs filiales, le parking est toujours plein, les gens se pressent comme s'ils se rendaient à un grand rassemblement. On les voit ressortir avec d'immenses caddies, dans lesquels les produits sont vendus par lots de 10, ou de 20. On s'agite pour gagner en quantité. Mais il n'est pas sûr qu'en si grande quantité on ne se sente pas autorisé à jeter.
Alors, subitement, sans transition, cette ruée vers l'or m'a fait penser aux photographies d'Adam Ferguson, la série Big Sky, découverte à Arles, cet été.
Ce photographe australien, après des années de travail à l'international, souvent dans des territoires en guerre, a décidé de tourner son objectif vers les réalités de son pays. Dans un effort pour comprendre sa terre natale, il a parcouru 150'000 kilomètres durant une décennie. L’œuvre qui en résulte saisit aussi bien la dévastation extrême que les moments paisibles, la solitude et les relations entre les gens qui sont chez eux sur ces terres arides de l'intérieur.
L’intérieur des terres australiennes, ou outback, est un espace chargé de mythes, souvent fantasmé par la culture populaire et auréolé de mystère. Sa réalité est cependant bien plus complexe et multiple. Le bush est composé de terres aborigènes qui ont été rebaptisées et remaniées par la colonisation, le pastoralisme et le capitalisme ainsi que par l’impact des événements météorologiques extrêmes résultant du changement climatique. Ces dernières années, le choix de l’exploitation minière à grande échelle, la mécanisation agricole et la migration vers des centres régionaux plus grands ont drastiquement altéré le paysage culturel et environnemental du cœur de l’Australie. Grand ciel (Big Sky) explore les profonds changements qui ont métamorphosé la vie rurale d’un bout à l’autre de ce vaste continent. [Texte légende exposition]
Aucun rapport. Le goût du beurre. Le travail bien fait qui exige du temps. Le dos tourné au monde agité. L'agitation qui gagne du terrain. Le besoin de s'ancrer là d'où l'on vient. La remise en question des métamorphoses insensées. Une démarche lente à travers des rues passantes. Le plaisir de savourer. Le froissement chantant du sac en papier.
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