Elle n’avait pas
trente ans. Elle nouait ses cheveux en queue de cheval, tirés vers l’arrière. On la
voyait souvent prise de soudaines rougeurs, sur le visage, sur le cou : c’est
ainsi qu’elle exprimait les colères et les contrariétés qui l’agitaient.
Dans ce centre
perdu dans une province reculée, où les collaboratrices – rien que des
femmes, toutes engagées à temps partiel – n’avaient aucune autre option pour
gagner de quoi subvenir à leurs besoins, elle avait acquis un pouvoir certain.
Elle faisait presque peine, quand on la savait première arrivée le matin,
quand on la voyait rester encore tard le soir, fatiguée, prenant du poids, ses
jeans devenant toujours plus larges et ses pas toujours plus lourds. Mais elle
tenait à se montrer présente, à être celle qui était toujours là. Là, quand la
responsable, bien trop heureuse de pouvoir se débiner, bien trop heureuse d'assumer les avantages de sa fonction moyennant délégation, était partie depuis longtemps. Oui : elle
tenait à faire démonstration de force quitte à en payer le prix fort.
Une seule adresse,
dans la même morne vallée. Une seule culture : celles des fêtes qui
scandaient l’année. Un seul village, quitté juste le temps d’une formation. Une seule formation, celle de sa mère :
infirmière. Une seule institution, celle où sa marraine avait gravi tous les échelons.
Dans ce petit univers
professionnel, toutes avaient compris qu’elle seule pouvait distribuer les bons points : jours de congé, vacances,
aménagement d'horaires, évaluations. Toutes se taisaient, baissaient
la tête, entraient dans le jeu de la délation, acceptaient ses
énoncés comme de sacro-saintes vérités.
Elles savaient toutes
que, protégées, leurs erreurs pouvaient être effacées ou que, pointées, elles
seraient inexorablement dénoncées. Dans cet univers clos et consanguin, chacune s’efforçait
de sourire, de courber l’échine, de faire amie-amie.
Elle faisait presque
peine (un compagnon sans cesse arrêté, pour accident ou pour maladie, une
jeunesse crispée sur un seul but, une seule obsession). Elle aurait presque suscité
de la peine, n’eût été son obstination contre tout ce qui pouvait remettre un tant soit peu en question les rails de ses convictions.
Elle aurait pu
provoquer de la peine, si elle ne s’était acharnée à détruire celles qui n'étaient pas portées à plier (cette jeune et belle femme, bonne cavalière, qui avait été prise de
tics et s’était mise à bégayer au bout de quelques mois, au bout de quelques taclées ;
cette infirmière française sans doute trop portée à analyser, poussée au burn-out
et revenue les cils tremblants, les yeux effarouchés face aux autres qui se taisaient de peur de devenir à leur tour des pestiférées).
Elle m’avait presque
fait rire, quand, le lendemain d’une altercation banale (à mes yeux du moins),
arrivant le matin, j’avais trouvé la porte de mon petit bureau inhabituellement
fermée, et à l’intérieur, une chaleur d’enfer. J’avais ouvert grand la fenêtre,
car le chauffage avait été poussé à fond depuis plusieurs heures. Elle m’avait
presque fait rire, mais c’était sa manière à elle de dire que la guerre était
déclarée.
Elle ne connaissait
rien d’autre que son univers bien clôturé. Elle utilisait les moyens à sa
portée. Elle harcelait comme dans une cour de récré. Elle détestait plus que tout :
la créativité, les changements non programmés, les différences d'opinion, les questionnements, les improvisations.
Tout ce qui échappait à son contrôle, ce qui sortait de son rayon d’action.
Je l’ai aperçue l’été
dernier. C’était un dimanche, c’était une belle matinée. Sur le quai de la
gare, le soleil dardait de doux rayons. Elle attendait le train qui l’emmènerait
vers l'aéroport. Elle aimait réserver dans des hôtels all inclusive, pourvus de 400 chambres, offrant pension complète et piscine intégrée. Et des lits en
plastique blancs sur lesquels elle pouvait s'étendre et tenter sans doute de déposer l'espace d'un moment ce pouvoir qu’elle
tenait tant à assumer. Sur le quai, elle fumait. Et, une fois sa cigarette achevée, alors qu’on
avait déjà annoncé le train, elle faisait déjà le geste d’en tirer encore une pour l’allumer.
Il y a parfois des hiérarchies qui vous ôtent le goût d’œuvrer, qui ont vraiment de quoi peiner.
Olala... Un portrait qui fait froid dans le dos. Combien de femmes et d'hommes comme celles que tu décris existent dans nos mondes professionnels? Malheureusement, beaucoup! Et ceux qui veulent se faire bien voir en-dessous est qui en deviennent des lèche-bottes patentés...
RépondreSupprimerC'est un monde professionnel terrible que tu décris, et un destin qu'on ne voudrait jamais avoir. Et pourtant... cette personne me fait penser à mon ancien chef... le même air hagard, le même monde étriqué, une vie morne, sans amis, sans passions, sans rien, juste le travail et cette allégeance au grand chef au-dessus qui abusait à fond...
Malheureusement, ce que tu décris n'est pas une exception. C'est plutôt... monnaie courante.
Bises de plaine très venteuses.
Oui, je crois que ce modèle de chef/fe peut être assez courant et faire pas mal de ravages. Il n’y a rien de très original dans ce tableau. Hélas.
RépondreSupprimerEn terminant d’écrire le texte, j’ai réalisé une chose (comme un flash) : cela concernait la notion de séparation. La séparation, qui cause de l’angoisse, mais grâce à quoi, arrivant à l’âge adulte, nous parvenons à nous libérer, à prendre de la distance vis-à-vis de nos parents, de notre famille, pour devenir des personnes jouissant d'une certaine liberté de choix (relative, certes, mais réelle). « Elle » ne semblait pas séparée. Totalement collée à son milieu, à sa culture d’origine. Je crois que toute séparation l’aurait angoissée. D’où sa rigidité et son refus de la moindre différence ou de la moindre nouveauté. Avec elle, c'était : "plier" ou "s'en aller". Je n'avais pas le caractère à plier, je ne voulais pas m'en aller avant d'avoir droit à ma retraite anticipée. En conséquence : elle a dû fumer quelques cigarettes à cause de moi et... j'ai été ravie de quitter cet univers professionnel trop étriqué (n'ai jamais ensuite regretté ne serait-ce qu'une minute le monde salarié).
Le soleil se montre enfin à 15h30, alors qu'il faisait grand beau à Lausanne déjà ce matin. Belle fin de journée!
Cette histoire me désole car ce genre de personne fait beaucoup de dégâts et, au lieu de travailler, on se protège, se cache, on complote ou autre comportement inapproprié. Je ne comprends pas que leurs supérieurs les laissent faire, ils doivent y trouver leur compte et/ou sont lâches.
RépondreSupprimerVraiment, ça me serre le coeur car on n'a pas tous les mêmes aptitudes pour se défendre, s'en moquer, en rire ou sourire. Je pense que cela me rappelle de bien mauvais souvenirs. J'espère être aujourd'hui plus à même de me sortir d'une situation telle que décrite.
Bon mois d'août.
Oui, je suis bien d'accord : c'est une histoire désolante (tant de pertes d'énergies et de compétences dans cette crispation sur le pouvoir et dans ce refus de la différence).
RépondreSupprimerLa hiérarchie… la hiérarchie se tait tant qu'elle le peut. La hiérarchie ne veut rien savoir, elle a horreur des vagues. Surtout : pas de problème à gérer, surtout ne pas avoir à intervenir ou à trancher. Ce sont des situations difficiles à vivre, que beaucoup trop de gens subissent en silence, dans la souffrance, car… une cheffaillonne de ce type incite toujours la majorité de l'équipe à se taire et à se faire complice. Les gens souffrent et savent qu'ils ne peuvent pas compter sur des collègues solidaires. Les gens peuvent être très lâches, quand ils ont peur, quand ils craignent d'être rejetés à leur tour. Ou quand tout simplement ils tiennent à leur place (une ex collègue lucide s'est mise en mode soumission totale à partir du jour où le directeur lui a promis d'engager son fils comme remplaçant).
Heureusement que nous sommes des êtres multiples et que la vie nous offre des richesses et des merveilles, mille opportunités de résilience. Beau mois d'août à vous aussi.