vendredi 29 juillet 2022

Ecouter / Lire : un jour d'acqua alta

 
 
Ces jours-ci, pour faire durer le plaisir, je lis au compte-gouttes le dernier ouvrage de Chantal Thomas, Journal de la nage, un journal qu'elle a tenu très exactement du 6 juin au 29 août 2021 au sortir du confinement : elle y consigne avec un regard impressionniste tout ce qui a trait à ses baignades tant attendues, effectuées ou parfois annulées au large de Nice, les rencontres qu'elles occasionnent, les associations que son érudition lui permet d'invoquer, des réflexions qui remontent à flot. 
La mer n'a pas d'âge. Elle ne procède pas, à l'image des montagnes, par strates successives datables. L'effacement est son principe. Chaque vague annule la précédente. Être propulsé dans l'intemporel constitue un élément de la joie de nager. La mer n'a pas d'âge, le nageur non plus.[p.115-116]
Durant l'été - et surtout en cet été caniculaire - j'aime en guise de sieste réécouter des podcasts de mes émissions préférées. Je me retrouve en errance, dans des lieux attirants où je ne voudrais surtout pas me trouver en ce moment, à Athènes ou à Tanger. Ou comme hier à Venise, retrouvant l'écrivaine éprise de natation et sa journée particulière

Si j'aime tant réécouter les interviews de ces invités radiophoniques, écrivains, artistes, acteurs, des êtres que je ne rencontrerai jamais, c'est que, par-delà les territoires et les années, à les entendre je me sens reliée à eux par toutes sortes d'affinités, des points communs qui se révèlent des miroirs, ne sont pas sans rappeler les coups de foudre de l'amitié.

Chantal Thomas est un personnage étonnant : elle est comme personne. Spécialiste du XVIIIe siècle, du marquis de Sade en particulier, elle appartient totalement à son temps. Reconnue et encensée, elle semble prendre le succès avec une certaine distance, non dénuée d'ironie. Nomade dans l'âme et dans ses relations, elle aime flotter dans un monde de légèreté et d'impermanence.

Sa journée particulière est une journée d'acqua alta à Venise, vécue au printemps 1997, le soir-même où elle débarque dans la ville. L'académicienne raconte un appartement loué dans le Ghetto, son émerveillement à rentrer chez elle les pieds déchaussés, établissant un pacte avec la Cité des Doges, enveloppée d'eau et d'obscurité. Elle évoque sa rencontre avec Ugo Pratt, son plaisir d'écouter Patti Smith, sa passion pour l'élément aquatique, pour Casanova et pour les départs. 
 
Où qu'elle se trouve, elle aime prendre son temps, glaner impressions et images, ramasser des coquillages (dont elle garde les plus jolis). Elle aime musarder dans les villes, dans Venise en particulier dont les ciels lui rappellent Tiepolo, poser sur tout ce qui l'entoure un regard attentif et sensitif. L'écrivaine parle avec lenteur, elle prend tout son temps pour se raconter. Et c'est sa diction prudente, presque hésitante, qui fait qu'on a très envie de l'entendre. A un certain moment, on tend l'oreille, car elle confie :
Quand j'arrive dans une ville, que je m'installe dans un hôtel ou dans un appartement, j'aime beaucoup me l'approprier et le meubler d'objets, ténus souvent, achetés sur place, de petites tasses, ou un vase, et le fleurir, et comme j'aime les cartes postales, je les dispose et je continue de vivre avec des tableaux et des paysages que j'ai admiré pendant la journée. C'est un monde léger qui me satisfait absolument.
C'est rare, une personne qui, alors qu'elle est en voyage, s'aménage une chambre, s'approprie un lieu, même pour seulement quelques jours,  histoire de se créer un territoire personnel éphémère, un peu comme quand, enfants, on se créait une cabane et cet espace devenait notre monde le temps d'une longue après-midi. Dans un univers léger et transitoire, se construire des bulles provisoires, qui satisfont absolument notre esprit nomade et inconstant. Ah, cet esprit et cette personne, comme on les comprend!
 

2 commentaires:

  1. Mon prochain livre sur le dessus de la pile.
    J’aime beaucoup cette phrase:" Nomade dans l’âme et dans ses relations, elle aime flotter dans un monde de légèreté et d’impermanence" à l’image des nuages photographiés il y a quelques jours magnifiés par les vers de Rilke. Et ce n’est pas de la flatterie.
    Pour moi, la mer est la représentation au plus près de ce qu’est l’impermanence.
    Prochain livre également: "Petite philosophie de la mer " de Laurence Devillairs.
    Je vous souhaite une douce soirée toute en légèreté.
    Ghislaine

    RépondreSupprimer
  2. J'ai écouté L.D. hier Sous le soleil... encore une émission qu'il me faut réécouter, car elle est remplie de réflexions et d'observations profondes. Impossible d'écouter et de faire autre chose en même temps.
    Oui, la mer est au plus près de ce qu'est l'impermanence, elle nous permet d'exercer notre capacité à lâcher-prise, la confiance dans nos compétences à retrouver les équilibres perdus, la proximité avec les éléments (cette illusion d'être poisson ! On a quand même 2/3 d'eau dans notre corps : de quoi nous sentir dans notre élément! )
    Belle soirée à vous (ici : pluie tranquille qui ne m'a pas empêchée de faire partie ce matin des cinq fans dans le bassin!)

    RépondreSupprimer