samedi 17 septembre 2022

Lire : les conjonctions de subordination

 


Ces derniers jours, le hasard a mis entre mes mains deux récits féminins ayant pour point commun des questions hypothétiques. En couverture, on voit leurs auteures fixer l'objectif comme si leurs regards denses constituaient l'argument définitif pour convaincre les potentiels lecteurs ou lectrices.
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Le premier livre donne le ton avec son titre : Le Jeu des si. C'est Isabelle Carré, comédienne fine et douée, qui se prête au jeu. Au début, une femme en rupture, désirant échapper à la fatalité d'une vie sans doute trop décevante ou attendue, s'évade dans les méandres d'une existence autre que la sienne. Peu sensible à cette écriture très appliquée et un peu dispersée, j'ai rapidement abandonné. Pas envie de jouer. J'ai peut-être manqué quelque chose, mais pourquoi s'obstiner à lire ce qui n'est pas apte à nous nourrir ?
 
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En revanche, le second livre, Vivre vite, de Brigitte Giraud, m'a happée et je l'ai lu quasiment d'une traite. Rien de ludique dans ces pages, plutôt une révision systématique : l'écrivaine évoque, vingt ans après, la mort de son mari en reprenant un à un les différents points ayant conduit à l'accident de circulation fatal. 
Ici, les "si" fourmillent. Ils sont énumérés dès les premières pages et nourrissent les titres de tous les chapitres suivants. L'intention de l'autrice est d'explorer et d'éliminer une fois pour toutes chaque hypothèse. 
Ce phénomène si courant, face à une catastrophe, face à un malheur, qui nous fait passer en revue toutes les possibilités susceptibles d'avoir empêché l'irréparable, ce phénomène, elle le reprend systématiquement, scrupuleusement, avec la ténacité d'une enquêtrice, mais non pas pour ressasser, comme on serait tenté de le faire, non pas pour trouver des explications et des causalités, elle le reprend minutieusement pour parvenir à élaborer autre chose. On pressent qu'après cette écriture, une longue tourmente intérieure est en mesure de s'apaiser. Enfin.
 
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Avec Vivre vite on réalise que le "si" implique un refus du réel. Le réel est et il est surtout incompatible avec le conditionnel. Rester dans le "si" signifie refuser le deuil. 
 
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Il n'y a rien à comprendre, chacun joue son rôle. Chacun bien à sa place dans la ville, en toute légitimité : le médecin, le notaire, l'instituteur, le pompier, le policier, le bibliothécaire, le banquier, le curé. Ça  s'appelle une société.
Tout est si bien huilé. Ça  fonctionne, ça dysfonctionne, pour le meilleur et pour le pire.
Le journaliste, l'employé des pompes funèbre, l'écrivain.
Il n'y a pas de si. 
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Ce livre, je réalise que je l'attendais depuis longtemps. En 2001, deux ans après l'événement, Brigitte Giraud avait publié A présent, un texte dans lequel elle évoquait son expérience. J'en avais lu un extrait sur le blog du journaliste William Irigoyen, Le Poing et la Plume, blog qui n'existe plus et texte que je n'ai jamais retrouvé. Manque de chance : le livre était depuis longtemps épuisé. Impossible de le dénicher, malgré des recherches en bibliothèque et en librairie. Mais cet extrait qui évoquait le bonheur scruté à travers un rétroviseur, était resté gravé dans ma mémoire. Il m'avait marquée. Il m'avait aussi manqué. Et voici que Brigitte Giraud est revenue sur le sujet, adoptant un autre point de vue, faisant face au drame de manière très factuelle.

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Un homme et une femme dans la quarantaine sont unis depuis très très longtemps. Ils sont passionnés, ils aiment la vie et leurs multiples activités  Si le terme existait en 1999, on dirait qu'ils adoptent face à l'existence la cool attitude de ceux qui arrivent de la banlieue (lyonnaise, en l’occurrence) et veulent se faire une place dans le monde urbain. Ils ont un enfant. Elle veut écrire, elle commence à publier. Il adore la musique, la moto et la paternité. Ils s'apprêtent à déménager dans une maison avec jardin et garage. L'histoire commence apparemment bien. Mais elle se met très vite à déraper et Brigitte Giraud s'attache à analyser l'un après l'autre tous les grains impliqués dans l'engrenage qui ne sont pas parvenus à le gripper.
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Si je n'étais pas allée à Paris  le mardi 22 juin mais le vendredi 18 comme prévu. Si mon frère n'avait pas été en panne de garage. Si les Mercier n'avaient pas cédé à mon désir d'acheter leur maison. Si nous n'avions pas eu les clés à l'avance. Si je n'avais pas décliné la proposition de mon frère de prendre mon fils en vacances. Si j'avais téléphoné depuis Paris à Claude de ne pas aller chercher notre fils à l'école. Si Claude n'avait pas pris la moto de mon frère. S'il n'avait pas laissé les 300 francs dans le distributeur. S'il avait écouté Coldplay et non Death in Vegas. Si Tadao Baba n'avait pas existé. Si les accords de libre-échange entre le Japon et l'Union européenne n'avaient pas été signés. S'il n'avait pas fait beau. Si Denis R. n'avait pas ramené la 2CV à son père. Si le feu n'était pas passé au rouge. Pas, pas, pas, pas, pas, pas, pas.
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Un témoignage. Un polar, presque. Un récit qui porte à méditer sur les choses de la vie, le compagnonnage, les implications du deuil, la vie avec les absents, les jeux cruels du hasard, la nécessité d'écrire quand on a infiniment aimé et infiniment perdu. Un livre qui évoque une époque, pas si lointaine, sans portable, sans toutes ces technologies qui nous compliquent et nous facilitent la vie et qui, dans tous les cas, la modifient.
Mais aussi, une œuvre littéraire qui dépasse son sujet, qui invite à transposer le questionnement par hypothèses plus largement, sur tous les événements marquants, les pertes au sens large, les alignements favorables ou pas, les rendez-vous réussis ou manqués. Un livre susceptible de nourrir le regard et d'aider à mieux exister.

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Interview de Brigitte Giraud : ICI
A présent, 2001, éditions Stock, 2003, Poche
 
 

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