lundi 3 mars 2025

Voyager : un passant, un soir

 
façade de l'église de San Pietro / Cherasco
 
Durant les voyages, souvent, ce qui compte, ce sont de tout petits détails (comme ces coupelles turquoises insérées sur une façade toute de bric et de broc). On repense à cette église, édifiée au Moyen Âge grâce aux restes d'une autre construction religieuse, auxquels se sont ajoutés des récupérations du site romain de Pollentia, et d'autres éléments tirés de ça de là.
Les détails qui font les souvenirs de voyage peuvent aussi être faits d'interactions, de rencontres minimes, d'échanges de regards et de gestes. Il arrive qu'on parte pour visiter un monument exceptionnel et qu'on rentre avec l'image précise d'une femme ridée en train de vendre ses figues aux pieds de colonnades. Pendant que je prenais cette photo, voulant reculer, j'ai barré le passage à un passant et je me suis excusée. C'était un homme d'une soixantaine d'années, dont la silhouette trapue trahissait la lourde journée. Il s'est arrêté. Il avait besoin de parler. Il n'avait même pas besoin de savoir  si on le comprenait. Probablement que, rentrant chez lui, il avait déjà fait un détour par son bistrot coutumier. Mais peut-être que ce soir-là, au comptoir, trop de mots, de rages, de pensées lui étaient restées en travers du gosier.
Il s'est mis à raconter sa vie. Une vie de travail et une vie de misère. Sa naissance en Sardaigne, son apprentissage de soudeur. Les chantiers dès l'âge de seize ans. L'immigration intérieure dans ce Nord du Sud qui plait aux étrangers mais où les migrants ne sont pas toujours aimés. Il s'est mis à évoquer la crise politique et l'économie de son pays. Il égrainait des propos qui tenaient à la fois du comptoir et du bon sens. Il surfait entre la banalité et une sorte de lucidité désabusée. On sentait qu'il avait l'habitude de penser à ce qui l'entourait mais qu'il était dépassé par trop de choses qu'il ne pouvait assembler. Le puzzle devant lui contenait manifestement trop de pièces. Difficile de  les organiser (en l'écoutant, on pensait : de plus en plus de gens, ici ou ailleurs, dont les mots s'effilochent au lieu de se tisser)
Sa retraite, si tout allait bien, il l'obtiendrait dans trois ans. A soixante-sept ans, si tout allait bien, il aurait le droit de toucher 1'100 euros par mois et avec ce montant, sa femme et lui devraient pouvoir vivre et payer leur loyer. Ses yeux étaient noirs et vitreux comme si aucune lueur ne pouvait les traverser. "Si tout allait bien" était une expression qui revenait comme une  ritournelle. C'était l'expression d'un avenir qu'on voudrait atteindre sans être certain d'y arriver. Il parlait du Covid et de l'Ukraine, Putin, Trump et tutti quanti, de tout ce qu'on nous cache et de tout ce qu'on nous dit. De ces jeunes qui se pavanent avec de grosses bagnoles à 45'000 euros, plus grandes que celles de leurs patrons, et comment ils pouvaient se les payer? (Pendant qu'il s’interrogeait, effectivement pas mal de caisses surélevées passaient dans ce centre historique, de grosses caisses blanches qui semblaient érafler les murs quand elles les contournaient).
Il y avait quelque chose de noble et de fruste chez cet être totalement anonyme, une silhouette vouée à se perdre dans la nuit, une impuissance non dénuée de dignité, comme un sursaut, une volonté de résister à la fatalité. Trois ans encore sur les chantiers. (Il parlait de son travail et de ses cadences avec un précision étonnante, comment faire pour durer, comment s'organiser. Il parlait avec ses mains qui découpaient sa journée). Trois ans à tenir avant d'avoir le droit de s'arrêter.. S'arrêter... Se reposer... L'homme s'est tu. Il a voulu savoir d'où on venait, ce qu'on faisait. Puis il nous a salués et a disparu dans la rue qui bleuissait. 

dimanche 2 mars 2025

Vivre : tout se tait dans l'hiver

 

Silence dans la campagne.
Où sont passés les gens ?
Blottis sous leurs édredons
ou dévalant les montagnes.

samedi 1 mars 2025

Vivre : Vade retro!

 
aix-en-provence
 
On apprend tous les jours et dans tous les domaines. Question voiture, je connaissais le coup de la panne et celui du lapin. J'ignorais tout du coup du rétroviseur. Quand, sur l'autoroute, nous avons entendu un impact du côté droit de notre voiture, nous n'avons pas compris d'où il pouvait provenir. Pas de pont, pas de Tir, pas de probable chute de pierres. Quelques secondes plus tard, la voiture noire que nous venions de dépasser nous a fait les phares. Nous nous sommes rangés sur le premier refuge d'urgence et avons vu se diriger vers nous un jeune noiraud d'une trentaine d'années. R. m'a dit de ne pas ouvrir ma portière. "Vous m'avez dépassé et vous êtes rabattus trop vite. Vous m'avez abimé mon rétroviseur. Regardez sur votre voiture l'impact" On voyait effectivement une tache noire sous la vitre arrière : le choc que nous venions de remarquer. Devant mon air sceptique, le mec s'est un peu démonté. Il n'avait pas trop l'air de croire à l'histoire qu'il voulait nous débiter. "Impossible" j'ai fait. Son rétro se trouvait à 30 cm au-dessus de la fameuse tache. J'ai remonté la vitre et on a démarré. 
J'ai trouvé ensuite sur le net plusieurs sites qui parlaient de ce coup du rétroviseur. Les gens - souvent des femmes seules, ou des étrangers désemparés - sont prêts à refiler 100 euros en dédommagement pour ce qui se révèle être une tache de gomme noire sur leur tôle (une pierre sans doute enrobée de caoutchouc que le conducteur dépassé balance à la va vite). L'arnaque a fait son come back en Sicile il y a quelques années. Elle a été relatée plus tard en Toscane et voici qu'hier on nous l'a présentée sur l'autoroute Savone-Turin. Je suppose qu'elle peut encore marcher si on est pris de court. 
J'ai repensé au mec, à son regard fixe, opaque, presque en détresse. Cette quasi naïveté. Tiens, rien que pour son histoire, il aurait mérité 10 euros. De quoi aller se boire un café.