vendredi 23 février 2018

Lire : quelque deux-cent jours dans la vie d'une femme




Je suis partie au Japon le 25 octobre 1984 sans savoir que cette date marquait le début d'un compte à rebours de quatre-vingt-douze jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j'ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie. J'en ai tenu ce voyage pour responsable. De retour en France, le 28 janvier 1985, j'ai choisi, par conjuration, de raconter ma souffrance plutôt que mon périple. En contrepartie, j'ai demandé à mes interlocuteurs, amis ou rencontres de fortune : "Quand avez-vous le plus souffert ?" Cet échange cesserait quand j'aurais épuisé ma propre histoire à force de la raconter, ou bien relativisé ma peine face à celle des autres.


J’aime entendre craquer le parquet de la librairie Delamain. Je sais que ces craquements me conduisent toujours vers quelques rencontres intéressantes. Je voulais lire Marguerite avant de la voir ou de l'entendre au cinéma. A peine avais-je posé La Douleur sur ma pile, que j’ai déniché cet exemplaire de Douleur exquise, dans lequel Sophie Calle raconte une rupture amoureuse, son contexte, sa guérison.  
L’enquête a fait l’objet d’une exposition à Beaubourg en 2003-2004. Elle est constituée de trois parties : les trois mois qui ont précédé l'événement, le message de rupture et la centaine de jours qui l’ont suivie. Durant ces trois derniers mois, on voit la photo de la chambre où elle a reçu, hébétée, la nouvelle : un lit, un téléphone rouge posé sur les draps. En regard, l’histoire de plusieurs personnes (amies, inconnus) qui ont bien voulu partager avec elle le moment le plus douloureux de leur vie.

A un certain moment, Sophie Calle écrit : pourtant, la vie solitaire, monacale, qu'il me proposait n'était pas faite pour moi. Trop rigide. Un jour ou l'autre, j'aurais renoncé. Seulement, il m'a prise de vitesse. Il ne m'a pas laissé le temps de le quitter la première. (Je me suis demandé : la douleur est-elle moins forte quand on est en mesure de quitter ? souffre-t-on vraiment davantage quand l'autre vous met devant le fait accompli ?)

Peu à peu, l’encre utilisée pour raconter son histoire se fait de plus en plus claire, devenant illisible, jusqu’à s’effacer totalement dans les dernières pages. A J+99, la souffrance s’est évaporée, face à la douleur d’autrui. 


La méthode a été radicale : en trois mois j'étais guérie. L'exorcisme réussi, dans la crainte d'une rechute, j'ai délaissé mon projet. Pour l'exhumer quinze ans plus tard.

C’est un livre gris et rouge. Qui se lit rapidement, mais qui se lit et se relit. Pour s'imprégner de l'histoire, des photographies. Pour penser (panser?) les ruptures.

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