lundi 1 décembre 2025

Lire : la densité des sentiments

 

Depuis que je suis ici, j'ai lu Battling, le ténébreux, d'Alexandre Vialatte et La Grande Peur dans  la montagne de Charles-Ferdinand Ramuz. La bibliothécaire les a choisis pour moi; elle savait déjà que nous allions quitter le bourg. Je ne le lui avais pas dit, et Laurent non plus; nous ne parlons que des livres; elle est très timide. Mais ici, les gens racontent tout. Elle m'a dit : " Ce sont des livres à lire sur une île." Elle a raison.  [p.17]

Un petit bouquin. A peine cent quarante pages. On se dit : une courte histoire. Peut-être fini en une après-midi. Et puis on est prise par l'écriture d'une densité rare et d'une beauté à couper le souffle. Tant de choses exprimées, et avec une telle économie de mots que cette sobriété en fait la force absolue.  Pas question de lâcher la moindre ligne ou de perdre la moindre description. La narration est construite par le biais de  plusieurs voix - à travers des récits, des lettres, des extraits de journaux - constituant chacune de brefs chapitres. A chacun sa focale, son histoire. Il s'agit pour les lecteurs de prêter attention, d'identifier le personnage qui est en train de s'exprimer et qui, en complétant le récit, ajoute à la trame quelque chose de sa propre histoire. 
 
L'histoire ? Une histoire d'amour, intense et pure, simple en apparence, entre une fille trop belle et solitaire qui n'aime que lire et un garçon qui l'aime follement et l'accompagne au bibliobus les mardis en période scolaire. Dans une région reculée, leur maison isolée est simple, comme leur amour. Leur vie s'écoule indifférente aux ragots et aux mesquineries, aux héritages trop lourds.
 
L'après-midi, Marlène marchait. Elle remontait le cours de la rivière; elle allait au long des plateaux d'herbe rase. Cette marche hors les routes, hors les sentiers par tous les temps, pour rien, sans fusil, sans chien, seule, suffisait à la signaler à l'attention de tous, à l'isoler; plus encore que le reste, que l'extrême pâleur de la peau, le noir des vêtements, l'exubérance des cheveux fauve, l'appartenance à un lointain pays de bord de mer, et ma dévotion. [p.57]
 
Jusqu'au jour où ...
 
Un chien blessé. Un vétérinaire qui fait dans le "bétail utile" acceptant étrangement de soigner un si petit  animal. Et voici qu'une autre histoire fait irruption avec une brutale évidence. La bascule s'accomplit en à peine deux ou trois pages, juste au milieu du roman. La douleur de la perte court sur le reste du récit. L'histoire d'une passion qui déchire un cœur taiseux. 
 
J'ai quitté la maison. Je n'aurais pas pu sans elle. Je n'y suis retourné qu'une fois. Il ne reste rien. Les choses, les  objets sont partis. Nous en avions peu, elle et moi. Elle n'accumulait rien. Elle n'avait pas ces désirs. La maison était vide, mais la lumière était là, et le silence aussi, et la grande vue sur les pays tondus, à bout de ciel. On ne peut rien contre ça. J'ai pleuré. Je n'y retournerai pas. [p.15]  
L'épicière, les uns, les autres, les gens; ils parlent, faute de savoir. On ne l'aime pas ici, surtout les femmes. [p.114]
 J'apprenais cette douleur de la privation sans la mort. [p.114] 
  
L'auteure déploie un style bien à elle, à la fois sec et précis. Chaque écrivain a ses "tics". Ici, on apprécie la manière réitérée de Marie-Hélène Lafon de scander ses descriptions en une suite de quatre adjectifs ou séquences. Ainsi, la neige : Certains matins, la vraie neige d'hiver nous surprenait, puissante, immodeste, souveraine, silencieuse [p.72] Ou les battements sanguins : J'ai écouté le silence de mon sang qui cognait dans mes veines, continuait, tenace, obtus, épais, sombre. [p.117] Ou encore la description de la vie rurale : c'était trop de solitude et trop d'étendue, trop de vide et trop de vertige[p.118]


Ce récit raconte-t-il une histoire banale ? La littérature, dans le fond, n'a que faire de la banalité. Il n'y a pas de sujet banal, il n'y a que des manières banales de les aborder. Le travail de la littérature consiste à polir toute réalité d'un éclat particulier. C'est ce que fait l'écrivaine avec cette histoire d'amour  sans prestige et sans trop de paroles. Sur ces terres, on n'est pas dans un monde du verbal. On est dans un pays d'intériorité : on y vit, on aime, on désire, on meurt sans rien se dire d'essentiel, sans passer par les mots. Ou si peu. Pourtant on connait des vertiges, on souffre mais rien qui s'exprime vraiment au-dehors. La grande force du récit tient à toutes ces voix avec leurs différents points de vue. Dans ce mode de silence, de gestes furtifs, de manifestations retenues, la complexité des êtres est souterraine et va au delà de ce qu'ils donnent à voir ou à entendre. 

La langue, c'est le pays que j'habite.
[Marie-Hélène Lafon / Émission La source / France Inter] 

L'écrivaine vient de cette terre. Elle l'a quittée à dix-huit ans, dès qu'elle a pu, sans doute, elle a dû la fuir, probablement, mais on sent qu'elle ne s'en est jamais détachée. On a l'intuition qu'elle décrit tout à la fois ce qu'elle aime et ce qu'elle exècre de ce pays, q'elle ne cesse de puiser à sa propre source en écrivant. Un court roman. Une grande histoire. Un livre marquant.

 
Pour écouter l'auteure, c'est ICI