lundi 24 mai 2021

Voyager : deux couples

 
 
Ils sont arrivés, se tenant par la main. Lui, avec sa silhouette trapue, sa peau déjà tannée, son T-shirt défraîchi et ses baskets déformées. Elle, vingt centimètres de plus, trente kilos de moins, sauterelle agitée de mille tremblements, excitée à l'idée de lui montrer les trésors exposés. Il était rempli d'admiration : "C'est une  savante, une guide rien que pour moi!" Elle frémissait dans sa jupe trop courte qui gondolait autour d'elle, impatiente de l'introduire, de lui dévoiler les choses extraordinaires qu'il allait découvrir. La bénévole à l'entrée l'a forcée à attendre : sous le coup de l'émotion, sa température était montée largement au-delà des 37° autorisés. On a donc patienté et appris qu'elle était inscrite à la fac de droit. On pouvait déjà l'imaginer, appliquée, respectant les procédures et la magistrature, se penchant pour soumettre précautionneusement des dossiers peaufinés à des juges imposants. Lui, la couvait du regard, tout en parlant des vignobles où il était né. Ils paraissaient tellement mal assortis, tellement, que leur bonheur de cette  fin d'après-midi avait la fragilité d'une boule de pissenlit. On se retenait de souffler pour ne pas risquer de l'abimer.

La cinquantaine bien enveloppée, ils sont descendus de leur grosse voiture rutilante et se sont hâtés de se pencher sur leurs smartphones respectifs, en poussant régulièrement des exclamations, chacun recevant apparemment toutes les minutes des nouvelles de la plus haute importance. Ils ont inspecté brièvement les lieux, d'un air blasé, en ne cessant de réagir au moindre signal donné par leur appareil dernière génération. Ils ont continué ainsi le soir au restaurant, absorbés, chacun de leur côté. Elle a lu à haute voix et répondu à des commentaires durant tout le repas. A photographié la table, le menu, l'alignement des vins. On l'entendait qui s'exclamait, tapotait et, entre deux messages, avalait une bouchée. Ils ont terminé la soirée sans avoir échangé le moindre mot, mais en n'omettant pas d'adresser quelques critiques bien senties au maitre d'hôtel au flegme aguerri. Puis ils sont montés, soucieux d'aller poster leur récolte de la journée. A les voir s'éloigner ensemble, marchant côte à côte sans se regarder, on ne pouvait que leur souhaiter encore beaucoup de BMW, de modèles Samsung et de pages FB.


Fresques du Château della Manta / Piémont




2 commentaires:

  1. Magnifique cette petite chronique bi – couples !
    J'apprécie la finesse d'observation et la distance de restitution et d'analyse.
    Le premier d'aujourd'hui annonce-t-il le futur du deuxième ?

    Il y a quand même un progrès avec le Smartphone. Dans le passé au restaurant on voyait des vieux couples s'ennuyer à mourir silencieusement, avec parfois quelques soupirs qui en disaient long sur leur catastrophe relationnelle.
    À présent, chacun peut s'occuper à loisir en trifouillant le rectangle de métal éclairé, et en même temps sourire aux anges… enfin aux anges dissimulés dans les profondeurs de la technologie paradisiaque d'Apple et Samsung !
    Alléluia !

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    1. A vrai dire je doute vraiment que le premier couple - à qui je souhaite tout le bonheur qu'il mérite - parvienne à tenir les deux ou trois décennies du second. Ils étaient tellement différents et hors-normes ! Trop mignons de candeur et de sincérité!
      Quant aux bourgeois m'as-tu-vu , j'ai réalisé avec eux combien le smartphone pouvait représenter un ciment du couple. Face aux efforts conjugués de Samsung et d'Apple les avocats du divorce, c'est sûr, vont perdre de la clientèle. Je tchatte je poste je tweete donc je suis. Alléluia, comme tu dis! Ne rien se dire et ne rien savourer, quelle pitié!
      Belle soirée à toi!

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