On va pas se mentir, comme disent certains : la perspective d'aller découvrir la tour ne m'emballait pas. En matière d'architecture, j'aime ce qui est épuré et relève d'une évidence, je n'ai guère de goût pour ce qui est alambiqué, sinueux, déstructuré. Avec leurs élaborations partant dans tous les sens, les projets de Franck Gehry sont loin d'avoir ma préférence. J'imaginais cette construction comme une verrue, comme une offense faite à la ville romaine, populaire, rugueuse, un brin aguicheuse et un brin canaille.
Or, en ce dimanche matin, découvrant le site bien avant l'heure d'ouverture, tournoyant dans le parc, découvrant ses allées, ses recoins et ses aménagements, je me suis prise au jeu et très vite sentie subjuguée par les lieux. Je les ai éprouvés comme accueillants, bienveillants. Je n'ai senti aucune intention de rivalité avec les ruines et les palais qui trônaient à proximité. Les ai perçus au contraire désireux de vivre en bonne harmonie et en évidente continuité avec leur passé prestigieux ou laborieux.
Au cœur du site, face à l'étang, une femme se tenait assise, digne et absorbée. Elle paraissait entretenir un dialogue étroit avec quelques nénuphars qui flottaient au-devant d'elle. C'était en effet un lieu parfait pour méditer, pour attendre ou pour rêver.
R. s'est engagé dans le corridor de Carsten Höller et je l'ai suivi, distraitement, sans y prendre garde. C'est alors que, voulant le rejoindre, je me suis retrouvée successivement devant sept portes coulissantes fermées, et tandis que j'avançais, avec sept portes coulissantes qui se refermaient l'une après l'autre derrière moi. Je pensais à chaque fois parvenir à l'atteindre et je ne l'atteignais pas. Le temps que je parvienne à l'air libre - combien de temps cela avait-il duré ? quelques secondes à peine, je crois - et pourtant, j'avais expérimenté toutes sortes de vertiges et de peurs. Oui, en une vingtaine de pas, j'avais ressenti les affres de l'arrachement, la terreur d'être abandonnée, le soupçon d'être à jamais enfermée.
Seven Sliding Doors Corridor / Carsten Höller / 2021
Dehors, sous un soleil insolent, la nature continuait de déployer sa lumineuse sérénité. Et puis, on redécouvrait les ateliers, les anciens ateliers désaffectés, qui récupéraient une identité. Être exclu, se trouver inutilisé, c'est dur pour un ouvrier, c'est malheureux pour un atelier. Là, se déployaient des espaces de recherche, d'exploration, de créativité.
After Uumwelt / Peter Huyghe
Sur le site, le public qui commençait à arriver se dispersait entre les différents espaces. On sentait circuler des envies de lenteurs, d'observations ou de douces confidences. Des familles chargées passaient, qui s'apprêtaient à passer la journée dans ces jardins, décontractées, en invitées.
Krauses Gekröse / Franz West / 2011 et ateliers
A l'intérieur de la tour, tout n'était que lumière et tournoiements. Apparemment, les visiteurs appréciaient leur expérience (ça se devine, ça se voit, quand les gens se sentent à l'aise dans un endroit : ils se risquent, ils s'aventurent, ils testent, il reviennent sur leurs pas, ils jouent, ils traversent, étonnés et curieux, ils font comme s'ils étaient chez eux).
Oui. C'est exactement cela : les lieux réussis et inspirants sont ceux qui vous prient d'entrer tout simplement et une fois qu'on a fait le pas, on s'y sent arrivé chez soi.
L'ancien d'hier était le nouveau d'avant-hier.
RépondreSupprimerLe nouveau d'aujourd'hui sera l'ancien de demain.
Et nous dans tout cela ne sommes qu'éphémères.
À moins que nous ayons cette chance d'embrasser des siècles successifs de transformations constantes.
En jetant un œil sur l'histoire de ces ateliers, je pensais aux friches industrielles nombreuses de mon coin des ch'tis et de toutes les transformations dont j'ai pu être témoin, dans ma vie qui devient trop longue.
Je devrais faire un billet là-dessus. J'ai défendu des ouvrières textiles travaillant dans des lieux qui sont à présent des centres culturels appartenant toujours à la même dynastie industrielle et richissime qui exploitait alors le monde ouvrier.
La France désindustrialisée… et qui commence à s'en mordre les doigts en constatant l'extraordinaire dépendance pieds et poings liés que, la France et l'Europe, nous sommes devenus de la Chine, de l'Inde, et d'autres puissances face auxquelles nous somment désormais des nains.…
Je disais à un de mes petits-fils : tu as raison d'apprendre le mandarin, même si tu travailles en France plus tard, tu vivras dans une colonie chinoise… c'était un peu une plaisanterie… mais finalement pas tant que ça !
On pourrait aussi parler des exploits techniques et des défis relevés au plan architectural dans ce genre de construction. J'ai eu l'occasion de visiter le nouveau musée de Metz, avec un ami ingénieur en bâtiment. Il m'avait expliqué que sans l'extraordinaire développement de la puissance de calcul de l'informatique actuelle, jamais on aurait pu concevoir ce qu'on avait sous les yeux, ou alors il aurait fallu des calculs pendant des dizaines d'années pour régler les problèmes de charges et autres défis. Il me disait, sans juger pour autant et tout aussi admiratif : à côté de cela, les cathédrales, c'est juste des empilements de Lego…
(Pardon pour ces prolongements loin de ton texte, mais j'ai pris la liberté de me laisser écrire… je terminerai en disant que j'ai bien aimé ton billet, tes propos, et tout ce que l'on devine sous-jacent quant à ton regard sur tout cela. Et merci aussi pour le beau reportage photographique. J'ai bien apprécié)
Tu parles de sagesse, mon cher Alain. Ce genre de lieu suscite de nombreux questionnements et remarques.
SupprimerVieux débat : que faire avec les lieux désaffectés ? ou plus largement les appels à projets urbanistiques ? Que n'a-t-on pas entendu après la construction de la Tour Eiffel, de Beaubourg, ou des Pyramides, des lieux que les Parisiens - et les étrangers - ont définitivement adoptés ? Des lieux qui font la ville au présent et qui verront eux aussi des constructions plus modernes s'installer à leurs côtés. La ville est un être vivant, qui ne cesse de mourir et renaître incessamment. (Même Sabine Weiss qui habite toujours son viel atelier acheté dans les années 50 avec son mari, a rénové, fait installer l'eau courante, l'électricité, le chauffage, ce qui lui permet d'y vivre à 96 ans sans aller chercher l'eau au fond de la cour...)
Autre vieux débat : devrait-on délocaliser les lieux de production industrielle comme on le fait depuis des décennies, en accélération constante ? bien sûr que non. C'est une honte de voir des ouvriers fiers et compétents réduits au chômage. On devrait consommer (sur tous les plan) ce qui provient de la proximité. Selon moi encore, on commence à se mordre les doigts déjà, et à force de se les mordre on va finir par ne plus avoir de mains...
Il reste que, face à ces ateliers oubliés, délaissés, ce projet crée de nouvelles opportunités, places de travail, attrait de visiteurs, embellissement de la ville. La ville qui s'était apauvrie avec la désindustrialisation depuis les années '1980 peut garder ses habitants et suscite de l'intérêt chez pas mal de gens. C'est triste, une ville à l'abandon, une ville qui se mine à force d'être oubliée... Longwy, par exemple, quelle peine...
Moralité : tant qu'il y a des projets, il y aura toujours des discussions animées. Mais il y a des projets insensés et des projets bien conçus, ce qui fait une belle différence.
PS : Merci pour ton compliment à mes photos. J'ai été sensible à l'esthétique des lieux.
Belle fin de journée.