mercredi 8 mai 2019

Vivre : le cadeau inespéré


Portrait de Hendrickje Stoffels/ Rembrandt / Le Louvre

C'était la fin du repas. Elle avait comme à son habitude parlé chats et animaux en détresse, évoqué ses cours de Tai chi et ses  problèmes de respiration. Elle avait comme à son habitude mangé raisonnablement, et parlé lentement, les yeux baissés, secouant parfois ses fins cheveux blancs. La conversation commençait dangereusement à toucher un sujet que j'évite comme la peste : les gens du voisinage (ayant passé ma vie professionnelle à recevoir des confessions intimes, j'accepte les confidences dans la plus grande discrétion, mais je me méfie aussi viscéralement de toutes les sources qui ne sont pas de première main). Je baillais donc intérieurement en attendant la fin de la soirée, quand tout à coup (et après toutes ces années de conversations insipides, c'était surprenant) elle a entrepris de parler d'elle.
Elle a raconté son enfance malheureuse et battue. Elle a défini sa famille d'origine comme "spéciale". Elle a raconté le tramway qu'elle empruntait, petite, pour se rendre à l'école et son goût pour l'apprentissage. Elle a ajouté que ce goût a été stoppé net le jour où une institutrice l'a violemment giflée en pleine classe pour avoir donné un coup de ciseau dans un carton à contre sens. Depuis ce jour-là, humiliée, elle n'a eu qu'une envie : quitter l'école. Et ce désir de fuite se mêlait à celui de quitter sa famille, où les enfant étaient sévèrement maltraités.
A dix-neuf ans : mariage. A vingt ans : un bébé. A vingt-et-un an : veuvage. Et puis, quelques histoires, une ou deux avec lendemain, toutes sans surlendemain, encore un enfant, beaucoup de solitude, quelques déménagements. Une vie un peu sauvage, une vie de repli. Au fil des années, elle est devenue une mémère  à chat, une voisine maigre et un peu fade qu'on salue en lui offrant un bout de conduite à la montée.
... si ce n'est qu'un jour... il y aura bientôt deux ans, elle a reçu un coup de fil imprévu. C'était un vieil ami de jeunesse, avec qui elle avait autrefois fait de la moto et du théâtre, qui souhaitait la revoir. Elle a accepté. Une période enchanteresse a alors commencé. Ils se sont revus, ils se sont retrouvés comme s'ils s'étaient quittés la veille, comme si tout pouvait enfin commencer. Ils se sont émerveillés de leurs deux âmes en fusion. Ils échangeaient des regards lumineux et des sentiments illuminants.
L'homme avait eu une vie bien remplie. Il avait fait carrière, avait monté son entreprise, il était libre, après deux divorces. Il venait la chercher dans une voiture rutilante (elle a demandé : "vous n'avez pas vu une belle auto, parquée en face de chez moi, l'été 2017 ?" Hélas, je remarque peu les voitures, rutilantes ou pas, pour moi toutes les voitures neuves se ressemblent, je n'ai pas vu le flamboyant amoureux qui est régulièrement passé la chercher cet été-là)
L'histoire merveilleuse s'est achevée brutalement. Le cadeau était trop somptueux, peut-être, trop fragile, probablement. Son grand amour est décédé d'un arrêt cardiaque aux premiers jours de l'automne. Elle s'est tue au souvenir de cette perte soudaine. Elle a de nouveau baissé les yeux : "Je regrette de vous avoir dérangés en parlant beaucoup de moi". Elle a ajouté : "C'était trop beau". Elle a rassemblé ses affaire et dit qu'il était l'heure d'aller nourrir son chat. Puis elle a emprunté l'escalier sous la glycine pour regagner sa maison.
Les gens décidément sont comme les villes. On passe souvent tout droit, sans vraiment les regarder, sans vraiment les écouter. Les gens sont des villes étrangères dépourvues de signalisation que nous traversons à toute vitesse, accaparés par nos pensées, par nos présupposés, par la liste infinie de nos occupations.

4 commentaires:

  1. Beaucoup d'émotion à la lecture de ton texte. Beaucoup, beaucoup. D'abord cette dame aux cheveux blancs tout fins qui se raconte un peu mais qui raconte beaucoup des autres. Et puis voilà qu'elle parle d'elle en disant pour une fois un vrai JE. Et c'est bouleversant de se rendre compte de tout ce qu'elle a vécu, les souffrances mais aussi cette belle rencontre qui s'achève brusquement. Si elle a dit tout cela, c'est qu'elle était en confiance. Tu as su écouter, vraiment en l'écoutant. Tu as su la regarder en la regardant et elle a su parler. Merci Dad pour ces tranches de vie qui nous émeuvent et nous font réfléchir au véritable sens de nos relations. Bises alpines enneigées et fort venteuses.

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  2. De la neige ? des vents violents ? Le retour de l'hiver ? Ici la pluie tombe dru. Une mer de blancheur. Oui, cette voisine s'est dépouillée de sa timidité l'autre soir... les gens sont toujours moins lisses, moins attendus qu'on ne le pense. C'est peut-être nous qui les cataloguons, qui les mettons dans des cases pour nous simplifier la vie, pour nous situer dans l'univers social. C'est plus pratique, mais en même temps, c'est très restrictif. Mais tu en sais quelque chose, avec le travail qui est le tien, n'est-ce pas ? Bonne flambée ce soir, chère Dédé (pour autant que tu aies un poêle, ou une cheminée!

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  3. Ton billet est très touchant, Dad, il m'a émue.
    Oui, à côté de combien de personnes passons-nous sans connaître véritablement leur vie ? Toujours trop pressés que nous sommes. J'y pense souvent en fait. Nous ne connaissons pas les autres, nous imaginons, nous supposons, nous ne les voyons pas parfois même, alors qu'elles ont ou auraient tant de choses à nous dire, à nous apprendre... Cette dame a dû avoir du plaisir à pouvoir parler d'elle et d'être écoutée.
    Bonne fin de journée, Dad.

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  4. Les préjugés circulent, et pas seulement en raison de races ou de cultures différentes, ils circulent parce que cela prend du temps de communiquer, de regarder vraiment (et que cela nous remettrait souvent en question : c'est plus facile de remplir des cases...) Merci pour ton passage et belle soirée.

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