mardi 17 septembre 2019

Voyager : le vieil homme et la mer



La petite baie enchantée, sur cette île un peu loin de tout, un peu difficile d'accès, la petite baie a bien changé. Cette année, le pays a battu le rappel comme jamais. Il voulait des touristes, des touristes et encore des touristes pour relancer l'économie. Il fallait faire marcher les affaires. Les aéroports se sont agrandis, les offres diversifiées, ainsi que les compagnies. Les high speed boats relient à présent Dubrovnik à la vieille ville fortifiée en moins de deux heures. Les étrangers attendus sont bien arrivés. Nous avons découvert la ruelle saturée de moteurs et de bruits. Notre logeuse, comme ses voisins, ont construit de nouveaux apartmani. Elle est descendue de sa vieille Seat rouillée avec des lunettes dorées. Elle, que nous avons connue penchée sur son potager, adopte désormais la Ray Ban attitude. Elle s'est dit fatiguée, tous ces étrangers, tous ces logements à nettoyer, tout ce business à faire marcher. Par mégarde, la petite maison de la grand-mère a été louée à des Polonais arrivés la veille. "Sorry sorry", elle nous a proposé le logement construit tout à côté (very modern, very elegant). Comment lui expliquer que nous entretenions, depuis des années, un véritable dialogue avec cette vieille maison de pierre et que les salles de bains en marbre brillant et les faux meubles danois, on n'en a rien à cirer ?
Tous les matins, aux premiers chants des coqs, nous arrivons quasiment en même temps sur la plage. Il porte son râteau sur l'épaule, son rouleau de sacs à la main. Son visage est tanné par le soleil et son regard ne porte jamais loin. Ses gestes sont lents et fatigués. Il doit avoir atteint l'âge d'un repos bien mérité. Mais il doit avoir aussi besoin de compléter ses maigres revenus. Alors, il ratisse un peu les rives. Il entreprend de changer les sacs dans les bacs à ordures régulièrement alignés. Les sacs qu'il change sont bien légers, à peine remplis. En revanche, passablement de plastique, de sachets, d'emballages restent dispersés sur le sable, juste à côté. Il se courbe donc, pour ramasser les canettes, les bouteilles en PET, le verre, que les clapotis viennent lécher.
Il semble las. Il semble résigné. Il n'a pas la force de se révolter, de râler, de pester contre ces immondices abandonnées par des gens prétendument civilisés.  Il répond "dobro jutro" tout en continuant de s'activer. Il a hâte de terminer : les premiers baigneurs vont peu à peu s'installer. Il s'en ira alors s'asseoir au café Maestral boire un café, fumer une cigarette et regarder danser les reflets du soleil sur les quais.
Je reste encore un peu face à la lumière incandescente regarder la mer, m'étonnant de sa douce impassibilité. Je lui envie son apparente sérénité. Nous savons, elle et moi, que des hordes vont bientôt débouler. Un condensé de cris, de joies, de défoulements et d'incivilités. Je sens tourbillonner en moi une rageuse impuissance, quand je pense au vieil homme ridé et à l'Adriatique abusée. Attablés à la buvette enfin ouverte, trois estivants discutent tant bien que mal en anglais : il semblerait maintenant qu'il faille absolument aller visiter le Montenegro. Good places for less euros!

4 commentaires:

  1. Je ne sais pas ce qu'il faut penser des ces pays qui veulent eux aussi s'ouvrir au tourisme et qui subissent à leur tour tout ce qui y est lié: spéculation immobilière, saleté, détritus, pollution, envahissement, pertes de repères. La mer, elle, peut-être qu'elle sait. Bises alpines du soir.

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  2. Depuis pas mal de temps, je m'interroge sur les vastes mouvements de masses touristiques : Comment faire en sorte que cette manne soit vraiment un avantage pour les populations locales et pas une perversion de leurs valeurs, de leur mode de vie. Comment mettre en place un tourisme modéré, respectueux, contrôlé. Pendant des années, j'étais émue de voir se côtoyer sur l'île les paysans dans leurs jardins avec des étrangers leur apportant un appréciable complément financier.
    L'île se méritait. Il fallait prendre deux ferries. Il fallait du temps pour y accéder. Maintenant, le système semble s'être emballé. Les touristes arrivés à toute vitesse veulent consommer, toujours plus, à moindre prix. Les habitants veulent de l'argent pour consommer eux-aussi (et la logeuse ne sait peut-être pas encore que ses RayBan sont déjà démodées, que les biens qu'elle acquiert sont destinés eux aussi à s'user). Ces dernières années, j'aurais dû me méfier quand elle dénigrait la maison de la grand-mère (une splendide demeure traditionnelle plus que centenaire) : trop vieille, pas assez moderne. Les valeurs se perdent au profit du profit.
    La mer, elle, continue de faire face. Étonnamment. Elle a des facultés de résilience fabuleuses. Comme toujours, la nature est splendide et nous donne des leçons de savoir-vivre.
    Passe une belle soirée, chère Dédé, en toute sérénité.

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  3. Je ne suis jamais allée en Croatie, mais des amis y sont allés il y a déjà pas mal d'années, lorsqu'il n'y avait pas encore tant de touristes, ils avaient aimé ce pays. J'avais envie d'y aller à une époque, peut-être ai-je trop attendu ?...

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  4. J'éprouve une grande tendresse envers ce pays, ses paysages et ses ressortissants (où je me rends depuis pas mal de temps). Ils ont su faire face à une histoire chargée et ont un sens de l'effort et de l'hospitalité admirables. ça me désole - et c'est ce que j'ai tenté de décrire ici - de constater les dégâts du prétendu développement sur la nature et ses habitants. Faut-il obligatoirement passer par la case "consommation et pollution" pour accéder au progrès? Comment parvenir à une progression sage, apte à assurer le bien-être d'une majorité, en même temps que l'équilibre social et écologique? J'en suis encore à me poser la question.

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