Tête de Diego /L'homme qui chavire / Portrait d'Annette / Alberto Giacometti / Musée Granet / Aix-en-Pce
Il s'était dit pour la centième fois depuis le départ d'Hélène que lui aussi aurait pu partir. Mais Sébastien pouvait toujours décider de prendre le large, il serait inévitablement rattrapé par une voix, celle des infos, celle de la fureur du monde, celle qui lui soufflait tout ce qu'on devait écrire ou dire mais jamais la réalité de ce qui arrivait vraiment. L'information quotidienne, c'était le grand voile noir posé sur ce qu'on ne doit pas savoir. Il l'avait intégré petit à petit. L'information ne racontait rien de profond, seulement les choses qui étaient arrivées mais presque jamais pourquoi, comment et par qui elles arrivaient réellement. L'information ne servait qu'à déclencher des réactions en chaîne et en masse, la peur, l'indignation, le détournement d'autres intérêts, l'enthousiasme démesuré... Rien n'était neutre.
La rage de devenir quelqu'un a obscurci mes aspirations à être. J'ai quitté l'imaginaire pour me conformer au prévisible. Car vivre dans la pensée commune, l'ambition sociale, ce n'est plus inventer. C'est inverser les codes magnifiques et lumineux pour verrouiller ce coffre dont on a refermé les portes de l'intérieur. La porte a claqué. Sommes-nous nombreux là-dedans ? J'étouffe mais "ils" ont déclaré qu'être semblable aux autres sauve. J'y crois ferme et ça n'a pas l'air si terrible. On ne voit pas ce que ça donne de l'extérieur. Seuls les êtres libres voient les autres, enfermés. Les êtres empêchés ne voient pas les êtres libres tant ils se croient libérés. Ils entendent seulement leur différence, ils les détestent d'emblée et cette haine viscérale les soulage un peu, mais ils ne savent pas pourquoi. L'obligation sociale de l'ascenseur, de l'évaluation, entamée dès la maternelle a bâillonné les mots qui jaillissaient pour tracer leur chemin de lumière. J'ai brisé dans une sorte de cave personnelle la clarté intense qui m'enivrait. J'ai écrit dans l'ombre, j'ai passé les mots sous silence et j'ai disparu à l'intérieur du désarroi de ce qui naissait avec tant de désinvolture.
C'est un journal à deux voix. Il y a lui et il y a elle. C'est un couple séparé. Pas au sens juridique du terme. Au sens réel. Elle part pour dix jours sans dire où, avec qui ni pourquoi. Il reste avec leurs deux enfants. Elle exprime ses raisons. Il parle des siennes. Ils semblent parcourir chacun un chemin totalement opposé, celui de la femme voué à comprendre sa réalité intérieure, ses aspirations, sa créativité brimée, celui de l'homme orienté à investiguer le réel pour trouver du sens à son histoire et à celle de la société où il évolue. Elle entreprend une retraite méditative qui la contraint au silence, à l'introspection et ... à des douleurs dorsales. Il s'attache à faire au mieux son travail de journaliste et rendre compte de ce qui est en train de se passer dans le monde (le récit commence le 6 septembre 2001 et prend fin quelques jours après les attentats).
Ce premier livre emprunté après le déconfinement, je me suis hâtée de me le procurer en librairie afin de pouvoir le relire à mon rythme. Frédérique Deghelt, dont je n'avais pas particulièrement apprécié quelques précédents livres, les trouvant convenus et trop lisses, a écrit celui-ci de manière tout à la fois limpide et ciselée. Elle excelle dans le rendu des mouvements intérieurs, de l'homme, de la femme, entrelacs d'expériences et de sentiments décrits sans (trop) prendre parti. On se reconnaît en elle. On se retrouve souvent en lui. On y trouve certes quelques lieux communs, quelques facilités, mais dans l'ensemble, c'est un roman qui nous interroge incessamment, nous qui sommes à la fois des êtres adaptés, intégrés à la société (ayant dû faire bon nombre de concessions pour y trouver notre place) et des êtres d'aspiration, voués à créer, à conquérir, à étendre le champ de nos possibles.
Ces deux-là vont-ils se retrouver ? Ce n'est pas à l'écrivaine de nous le dire. Il ne s'agit pas d'un livre doté d'un happy end, mais il est porteur d'invitations à nous interroger. En particulier sur les compromis nécessaires et ceux que l'épreuve du temps finit par rendre superflus. Il sollicite notre attention sur la place que nous accordons à notre vie sociale et sur celle que nous entendons préserver à notre individualité. Dans le fond, le plus important n'est pas qu'à la fin on sache notre héros et notre héroïne réconciliés. Le plus important est de comprendre si nous, lecteurs, qui avons fait avec eux le voyage, qui avons accepté d'être interpelés, pouvons nous sentir réconciliés avec nous-mêmes. Un roman d'été qui offre une palette de remises en question, auxquelles on réfléchira encore longtemps après la fin de la saison.
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