vendredi 28 janvier 2022

Vivre : au Royaume du Danemark...

 

 
Au hasard de mes déambulations, dans la paisible librairie Quai des Brumes, le bouquin de Céline Marty, Travailler moins pour vivre mieux, m'a tapé dans l’œil et je n'ai pu que l'embarquer. Par la suite, plusieurs personnes intéressées m'ont demandé à l'emprunter. Nul doute : le travail est un sujet sensible. Très. 
En observant autour de soi, en écoutant les uns et les autres, on ne peut que constater que les gens satisfaits de leur vie professionnelle ne sont pas légion. Après avoir indiqué leur métier comme on présente une carte de visite ou comme l'on décline un pédigrée, quand les discours se font plus profonds et les affirmations plus proches de la sincérité, une dichotomie apparaît très vite : d'une part, il y a les personnes, avec  leurs attentes, leurs dons, leurs compétences, leurs énergies et, d'autre part, il y a le monde professionnel auquel elles se retrouvent confrontées et qui, d'une manière ou d'une autre, finit un jour par les décevoir, ou les user, voire les broyer.
Burnouts percutants ou à répétition. Harcèlements plus ou moins violents. Exigences démesurées. Incohérences. Conflits de pouvoir. Tout cela s'amoncèle et on se demande comment les gens peuvent survivre à tant de difficultés. La trajectoire professionnelle apparaît comme un parcours d'obstacles, une sorte de slalom au cours duquel, si l'on tient à sauver sa peau, il s'agit de pratiquer l'art de l'esquive, du combat florentin, l'art de la négociation et le non moins utile art de la fugue.
Même les loisirs, nous dit Céline Marty, sont organisés de telle sorte que non seulement ils aident à contrebalancer les méfaits du travail sur la santé, mais qu'en plus ils se révèlent rentables et quantifiables. 
Retirée de cet univers depuis  quelques années, je ne cesse ne m'interroger sur cette invraisemblable énigme : qu'est-ce qui fait que tant de salariés doués et enthousiastes, honnêtes, généreux et impliqués en arrivent à ne plus vouloir s'investir dans le monde salarié ? En arrivent, quand ils le peuvent, à le fuir pour se sauver, dépensant dans leur désespoir une énergie de noyés ?
Nul doute : Il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark. Sans doute le monde professionnel est-il le reflet des dysfonctionnements plus larges de notre monde et de nos sociétés. La question du sens est fondamentale. Elle demande à être pensée, analysée, discutée : pourquoi et comment en est-on arrivé là ? Quelle marge de manœuvre pour les remises en question et les changements possibles ? J'espère que l'ouvrage apporte quelques pistes (et j'ai hâte qu'il me revienne).

6 commentaires:

  1. Ce qui semble exposer dans le livre dont tu rends compte existe, bien évidemment. Forcément c'est regrettable. Néanmoins n'en faisons as une généralité. Beaucoup de jeunes dans mon entourage n'ont plus rien à voir avec ce « monde ancien » pour se diriger vers de nouvelles formes d'entreprenariat. Et il ne s'agit pas uniquement de « sur diplômés ». Je pense à un jeune électricien qui bossait pour un patron. Maintenant il a fondé son entreprise individuelle et je le trouve bien plus heureux.

    Cependant l'essentiel est bien entendu sur le fond, tu as parfaitement raison. Observons qu'ils progressent ceux qui donnent priorité à cette question du sens dans leurs choix professionnels et leurs modes de vie pour l'avenir. Gagner sa vie plutôt que de gagner de l'argent.
    C'est comme une lame de fond qui par définition est encore invisible. En conséquence cela n'intéresse pas les journaleux et autres médias toujours en recherche permanente du catastrophique et du bordel à survaloriser entre les pubs.

    Les jeunes les plus avisés non pas comme objectif un travail pour un salaire, mais une entreprise, des partenaires ou des homologues pour un projet qui en vaille la peine.
    C'est un autre paradigme qui s'ouvre. Encore peu visible mais « le levain est dans la pâte ».
    C'est vers cela que je dirige mon regard, plutôt que d'être dans le clan des pleureurs attendant la fin du monde en espérant la faire venir plus vite pour prouver qu'ils avaient raison.
    Alors j'espère que ce bouquin, comme tu le dis, comporte des aspects proactifs pour favoriser l'éclosion des changements en germe.
    Ce n'est pas pour autant que je nie les difficultés du temps. D'autant que d'une manière ou d'une autre, je suis dedans !
    Bonne journée. Ici c'est gris, une sorte de gris calme aux allures quelque peu paisibles.

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    1. Peut-être que mon billet ne le met pas suffisamment en relief, mais la question de fond, je crois, tient moins à un fait de génération qu'à un statut. Les personnes de mon entourage auxquelles je me réfère ont entre 30 et 60 ans. D'après ce que je vois, il est plus facile de se créer une place de travail intéressante et motivante dans la durée en tant qu'indépendant plutôt qu'en tant que salarié (en entreprise ou en institution). Je ne veux pas dire que le monde de l'entrepreneuriat (manuel ou tertiaire, mains dans la terre ou mains sur un clavier) soit idéal et ne comporte pas de défis. Il exige entre autres qu'on ne compte pas ses heures et son investissement et qu'on prenne des risques. Mais il offre des marges de décision, des possibilités de créativité, d'investigation. Bref, il donne du sens par les choix qui s'offrent et par un certaine maîtrise des options. Pour les salariés, en revanche, la situation est plus dure. Ils sont davantage soumis. Soumis à des (ré)organisations parfois aberrantes, à des règles imposées et opaques, à des hiérarchies pas toujours compétentes, à des superpositions d'égos, à des recherches éperdues de profit. Il s'ensuit un fort sentiment d'impuissance et de perte de sens (et plus l'entreprise est grande plus les difficultés s'amplifient).
      D'où le besoin de travailler moins pour vivre mieux. Attention : travailler moins ne signifie pas œuvrer moins (œuvrer = par un investissement associatif, ou familial, ou artistique, etc). Cela signifie ne pas confier ses rêves, ses projets et le sentiment de sa valeur au monde de l'entreprise afin de se les approprier. La semaine dernière, une femme cadre de 50 ans m'a raconté avoir jeté l'éponge après presque 30 ans d'investissement intense pour ouvrir sa boîte de coaching. "Avant de finir en B.O. " spécifiait-elle (il faut dire qu'un jeune responsable aux dents longues lors d'un bref mais efficace passage avait réussi à casser diverses équipes, à délocaliser des secteurs, avant de partir poursuivre sa carrière ailleurs... parce qu'il n'avait pas obtenu la brillante promotion qu'il briguait.) La personne en question est une professionnelle droite, compétente, ayant cumulé les formations complémentaires (en médiation par ex.) Tu parles de "pleureurs attendant la fin du monde ". Je n'ai pas du tout l'impression que les personnes remettant en question leur place dans le monde du travail appartiennent à cette catégorie. Au contraire, ce sont des gens attentifs, intelligents, désireux de bien faire, aptes à prendre des initiatives (c'est du reste sans doute pour cela qu'ils dérangent...)
      Voilà en bref - en très bref - de quoi il est question ici. J'ajouterais que si je devais choisir un métier maintenant j'opterais pour une filière permettant de se mettre à son compte. J'opterais pour un travail créatif au sens large, indépendant, en adéquation avec mes valeurs. Même s'il devait apporter des revenus plus modestes, il me semblerait meilleur question santé et équilibre général et plus aisément en accord avec mes conceptions.
      Ouh! longue trop longue réponse pour un grand trop grand sujet. Belle soirée (ici le printemps commence à toquer de toutes parts)

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    2. J'ai dû probablement mal m'exprimer. Je partage pleinement tout ce que tu dis dans cette réponse. Je le partage d'autant plus que ce fut mon parcours professionnel. J'ai commencé comme salarié dans une petite structure, avec des gens formidables, motivés, avec lesquels je partageais la même « manière de voir ». Puis la structure fut « absorbée » par une autre pléthorique, un pachyderme brassant surtout du vent, avec toutes les déviances que cela comporte. Au bout d'un moment j'ai perçu qu'il fallait partir. J'ai investi tous mes loisirs et mes vacances à me préparer à une aventure individuelle, et acquérir les compétences qui me manquaient. Quand ce fut au point, viable, un minimum sécurisé, j'ai démissionné. Je n'ai même pas accepté un autre statut qu'on me proposait, parce que paraît-il « on tenait à moi… ». (Je comprends, je les laissais me tondre et vendre ma propre laine pour eux-mêmes).

      J'ai vécu la liberté d'entreprendre, avec évidemment les contraintes extérieures inhérentes. Je n'ai pas compté mes heures, et mes journées parfois de 12 à 15 heures de travail. Il faut dire que quand on aime on ne compte pas ! Mais j'avais retrouvé mon bonheur d'avant. J'ai noué des partenariats choisis librement avec des gens hyper motivés et complémentaires.
      Je ne regrette rien, si ce n'est que ça a dû s'arrêter parce que quand on porte un handicap lourd comme le mien, les forces s'amenuisent plus vite qu'on le voudrait.

      Quand je parle des « pleureurs attendant la fin du monde », il s'agit des Cassandre et oiseaux de malheur qui ne bougent leurs ailes que pour dénigrer tout ce qui existe. J'ai bêtement une préférence pour les bâtisseurs que pour les démolisseurs. C'est un métier aussi que d'être « pleureur professionnel ». Mais un métier néfaste à la collectivité humaine. Hélas.
      Cela ne vise donc pas les personnes que tu évoques avec pertinence.

      (Tu as raison, c'est un vaste sujet, et même de longs échanges ne les épuisent pas… mais chacun amène ses petites gouttelettes… Espérons qu'elles ne s'évaporent pas trop vite…)

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    3. Riche trajectoire que la tienne! Vraiment passionnante ! Reflet d'une vie pleinement vécue et forte de nombreuses expériences!
      (oui, le sujet est vaste, et mérite qu'on l'approfondisse encore et encore...)
      toute belle soirée à toi!

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  2. Le travail salarié s’est rapidement généralisé. Si avant la révolution industrielle 90% de la population vivait de l’agriculture, aujourd’hui la grande majorité travaille dans des entreprises en tant que salarié-es (soyons inclusif…). Mais ce ne sont pas les usines en tant que telles qui ont amené à cette situation de perte de sens. Ce n’est pas non plus le développement du tertiaire, mais c’est la division du travail, le fait de ne plus dominer, ne plus voir le résultat de son travail, mais d’effectuer une partie uniquement d’une chaîne (bonjour Charlie Chaplin). D’effectuer toujours la même chose, les mêmes mouvements (bonjour Monsieur Ford). Là encore, il ne s’agit plus, et de loin plus, de travail physique, mais aussi administratif. Dans ce cadre, celui du tertiaire, il s’agit de « bullshit job ». Le soir on ne sait pas vraiment ce qu’on a fait, à part de participer à un long tunnel de séances. La reconnaissance de ce genre de travail ne tient qu’au nom de la fonction sur la carte de visite ou sous la signature informatique. C’est cela l’aliénation du travail, ne plus comprendre son sens, ne pas pouvoir voir le travail fini. C’est différent du boulanger (à l’ancienne, on parle alors d’artisan boulanger), du jardinier, ou de tout autre travail qui commence, qui se termine et que la personne domine, en tire satisfaction, et pour lequel elle est reconnue.

    Gaspard

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    1. Je trouve aussi qu'un travail que l'on peut concevoir du début à la fin, de sa conception à son aboutissement est un grand privilège. Oui : le boulanger, le jardinier, un ébéniste, une bijoutière (et même un concepteur de sites internet, ou une personne exerçant en libéral ou un installateur de chaudières). Ce qui est plus difficile, beaucoup plus difficile, c'est quand on est intégré à de grandes institutions ou entreprises et qu'on n'a pas prise sur les décisions qui nous impactent. Quand on ne se sent pas écouté, ni entendu, ni reconnu. Alors tous les efforts fournis semblent se perdre, la fatigue que l'on ressent paraît vaine, le travail morcelé, sur lequel on n'a pas prise, perd de son sens. Je crois que de plus en plus de gens vivent cela (à se demander s'ils ne sont pas devenus une majorité) Du reste, de plus en plus de recherches tournent autour de ce sujet. Il y a une réelle détresse et un grand besoin de réponses à ces questions. Je viens d'entendre parler ce matin de "The End of Burnout: Why Work Drains Us and How to Build Better Lives ", de jonathan Malesic, un journaliste américain. Belle soirée, Gaspard.

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