lundi 30 décembre 2024

Voyager / Lire : le portrait d'un ami

 
Chambre 340
 
Notre ville ressemble, nous nous en apercevons maintenant, à l’ami que nous avons perdu et auquel elle était chère. Elle est, comme lui, laborieuse, renfrognée dans son activité fébrile et têtue, et en même temps elle est nonchalante et encline à l’oisiveté et au rêve. Dans cette ville qui lui ressemble, nous sentons revivre notre ami partout où nous allons ; à chaque coin de rue et à chaque tournant, il nous semble que puisse soudainement surgir sa haute silhouette, avec son manteau sombre à martingale, son visage enfoui dans le col, son chapeau rabattu sur les yeux. Notre ami arpentait la ville de sa longue foulée, têtue et solitaire;...

En 1957, Natalia Ginzburg publia un texte intitulé Ritratto di un amico (Portrait d'un ami) dans la revue Radiocorriere. Par la suite, ce texte fut rassemblé avec d'autres dans un recueil : Le piccole virtù. C'est un livre que j'adore lire et relire, sans doute le plus autobiographique de l'écrivaine disparue en 1991, dont j'avais déjà parlé ICI.
 
Ritratto di un amico est en réalité un double portrait : il évoque tout à la fois l'écrivain Cesare Pavese et la ville de Turin, où il a presque toujours vécu. Ils ne sont ni l'un ni l'autre expressément nommés dans ce texte sensible. L'autrice et son ami appartenaient au même groupe d'intellectuels turinois qui avaient lutté contre le fascisme et écrit sur des  thématiques essentielles, intimes, souvent mélancoliques portées par un style simple et imagé. De Cesare Pavese on connaît le plus souvent l'ensemble de poésies dénommé Lavorare stanca et son  journal posthume : Il Mestiere di vivere. 1935.1950. La dernière phrase de ce journal date du 18 août 1950. L'auteur y a noté : non scriverò più. Je n'écrirai plus.
L'écrivain s'est donné la mort le 27 août dans un hôtel turinois au cœur de l'été, quand la ville était déserte et que tous ses tourments avaient pris le dessus.

En réservant notre chambre, dernièrement, j'ai choisi quelque chose de confortable et de central et, en découvrant au fond d'un long corridor, notre suite immense nous nous sommes exclamés : "Quelle classe! L'endroit idéal pour se mettre au patin à roulettes!" C'était sobre, élégant, et le parquet craquait. Du dehors, sur la place devant la gare centrale, nous parvenaient tour à tour les sons amortis des klaxons et des voix qui se répondaient. En admirant ces lieux qui inspiraient une paix immuable, sans m'en rendre compte, je résistais à un petit message subconscient. Tout le long du séjour, j'ai réfuté la possibilité que le message deviennent une pensée. 

En rentrant, il me restait tout de même une chose à vérifier. Oui, mon intuition était juste : c'était dans la chambre 346, dont la porte s'est avérée être juste en face de celle de notre chambre, que Cesare Pavese " en un mois d'août torride" s'est allongé après avoir absorbé dix sachets de somnifères. La petite chambre (un lit individuel) a été gardée telle quelle, en sa mémoire. Quant à l'hôtel, il a changé entre temps de nom. Je suis restée émue et pensive.
 
L'esprit des lieux, je l'ai déjà écrit, ne cesse de me travailler. Je suis persuadée que les lieux renferment les empreintes de ce qui s'y est déroulé et que nous devrions être attentifs à tous les messages portés par nos sens à leur sujet. Durant tout mon séjour, l'hôtel m'a inspiré le plus grand respect par son élégance discrète et racée. Au petit-déjeuner, curieusement, j'avais trouvé que les clients manquaient de dignité et de maintien. C'était très inhabituel comme pensée, tellement étrange que je l'ai tout de suite et pour quelques heures refoulée.

Je viens de relire "Ritratto di un amico". Natalia Ginzburg cite à la fin du texte quelques vers de son ami :

Chaque regard retrouvé garde un goût
D’herbe et de choses imprégnées de soleil,
Au soir sur la plage. Garde une haleine de mer.
Cette ombre vague, de craintes et de frissons anciens,
Est comme une mer nocturne, que le ciel effleure,
Et qui, chaque soir, revient. Les voix mortes
Ressemblent à l’écume de cette mer.


Ogni occhiata che torna, conserva un gusto
di erba e cose impregnate di sole a sera
sulla spiaggia. Conserva un fiato di mare.
Come un mare notturno è quest’ombra vaga
di ansie e brividi antichi, che il cielo sfiora
e ogni sera ritorna. Le voci morte
assomigliano al frangersi di quel mare.
 
Cesare Pavese / dernière strophe de "Paesaggio VIII" / "Poesie aggiunte / "Lavorare stanca " / Einaudi T Torino / 1998 
 
   
Merci aux éditions Ypsilon pour avoir publié l'intégralité du récit "Portrait d'un ami" de Natalia Ginzburg


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