jeudi 28 février 2019

Regarder / Lire : le coeur du savoir


En couverture : Une femme à sa toilette / Le Titien / Le Louvre

Didier Eribon : Quand vous regardez un tableau, vous est-il possible d'oublier votre métier ? Et de le voir autrement que comme un objet d'étude ou une série de problèmes et d'énigmes à résoudre ?

Ernest Gombrich : Votre question m'étonne. J'espère, et je crois, que mes intérêts intellectuels ne m'ont jamais fait perdre le plaisir que l'on ressent devant les grandes œuvres d'art. Au contraire, c'est au travers de ces intérêts que j'ai appris à mieux aimer certains tableaux. Je me suis parfois demandé si le plaisir que me procure la musique classique n'était pas plus spontané et plus naturel que mon amour pour les arts visuels. N'exagérons rien : je pense que je puis aimer avec la même spontanéité les chefs-d'œuvre de la sculpture grecque, de l'orfèvrerie médiévale ou de Titien et de Rembrandt, mais peut-être est-ce parce que j'espérais gagner en plaisir et en compréhension que j'ai commencé à m'intéresser à l'art sur un plan théorique. […]

D.E. : Mais, avoir consacré tant de temps, tant de travail à étudier rationnellement l'art et les œuvres d'art, est-ce que cela ne finit pas par émousser quelque peu l'émotion que l'on ressent devant un chef-d'œuvre ?

E.G. Non. Au contraire, on apprend à mieux voir. Et à admirer encore plus les grands artistes. C'est un peu une compensation de la vieillesse : je suis de plus en plus émerveillé par la délicatesse incroyable avec laquelle Chardin peignait un motif simple, comme des fraises dans une coupe. [p.227-228]


Ce court dialogue entre Ernest Gombrich et Didier Eribon,
 exprime subtilement la difficulté de concilier émotion et raison.
 Le sociologue questionne : Comment préserver ses élans ? 
Comment ne pas laisser l'érudition saccager ses passions ? 
Le savoir peut-il émerger sur un terreau de tendresse ?
 Comment préserver le plaisir sans exclure l'analyse, le jugement ? 
Pour l'historien de l'art, la réponse est dans l'émerveillement.
Une coupe de fraises, regardées avec un pur regard d'enfant. 
(quant à moi, mon diplôme en poche, il m'a fallu un certain temps
- un temps certain, trop de colloques, de querelles, de dissertations -
avant de retrouver la liberté et la puissance des premières émotions)

Ce que l'image nous dit, Ernest Gombrich / Didier Eribon, éditions Arlea, 2010



2 commentaires:

  1. "je suis de plus en plus émerveillé par la délicatesse incroyable avec laquelle Chardin peignait un motif simple, comme des fraises dans une coupe"
    Elle me plait bien cette fraise :) euh.... phrase, étant de plus en plus émerveillée par les choses simples, peut importe l'art. Aujourd'hui il y a overdose de tout ; de ce fait j'écoute rarement de la musique et lui préfère le chant des oiseaux :) Bien sur, de temps en temps je déroge à ma règle :)
    Bel article, comme d'habitude... bravo Dad ! Bonne fin de semaine. Bises.

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  2. Ah le chant des oiseaux... les choses simples... moi aussi je t'embrasse d'un endroit froid ensoleillé et mal connecté ce soir... passe un bon WE chère Julie!

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