vendredi 17 mars 2017

Vivre : la traversée de l'hiver / 6



Aujourd’hui, j’arrive comme d’habitude à douze heures. Surprise : la table est élégamment dressée (une jolie nappe propre, un verre à vin, un verre à eau). Le repas est prêt (salade assaisonnée, ragoût, riz, fromage et tarte aux pommes). C’est fort bon. Me voici traitée en invitée.

Au moment de la vaisselle, elle tient absolument à l’essuyer, s’empare du torchon, m’indique quelques taches sur lesquelles insister. Elle s’inquiète de la propreté des linges, de certaines éclaboussures sur le sol.

Ensuite, sa sieste dure à peine dix minutes. Suite à quoi, elle se redresse, me regarde dans le blanc des yeux et me demande :

Dis-moi, c’était quand, ma maladie ? Elle ajoute : maintenant, je suis guérie.

Elle réfléchit à ma réponse : Je ne m’en souvenais pas.

Elle reprend : Es-tu venue me voir quand j'étais là-bas ?

"Quelques fois, ensuite non, tu ne voulais pas, tu demandais que je passe par l’équipe soignante pour prendre de tes nouvelles."

Oui, j’étais trop angoissée, je ne pouvais pas, j’avais trop envie de hurler. J’entendais dans le noir le gentil infirmier venir me susurrer à l'oreille: votre fille a appelé, elle vous souhaite de bien dormir.

(D’où lui vient aujourd’hui cette lucidité ? Ce besoin de précisions? Elle me rappelle quelqu'un de connu, une personne perdue de vue. Bon sang, lui aurait-t-on, sans m'en informer, changé sa médication ?)

Puis elle me dit : C’était terrible, toutes ces femmes dans la chambre, aucune intimité… sans mes filles, je serais encore là-bas, on ne m’aurait jamais laissée partir, on m’aurait gardée, toutes ces portes fermées

(C'est vrai que pendant un certain temps, je n'y croyais pas moi-même, à la possibilité d'un retour à domicile. Ainsi donc, aujourd’hui, je reçois une marque de reconnaissance, alors qu'habituellement j'ai plutôt droit à des plaintes, des gémissements, des recommandations ? La semaine dernière : voix caverneuse, accueil hostile. J’ai presque envie de pouffer : "Excusez-moi, Madame, je me suis trompée de maison, je devais aller au numéro onze.")

Tout abasourdie, je vais quand même vérifier les plaquettes du semainier. (A-t-elle pris deux jours de médocs coup sur coup ? Un nouvel infirmier s’est-il trompé dans les dosages ? Je re-pouffe : Quelle serait donc cette puissante chimie? Pourrais-je en piquer un ou deux comprimés, histoire de me faire un shoot à l’occase ?)

Mais non. Tout est normal. C'est juste qu'aujourd’hui, c’est comme ça. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Je ne sais jamais comment je vais la retrouver et ce à quoi je dois m’attendre. Ce qui m'impose de prendre ce qui vient au jour le jour. Ce qui m’oblige, quand je suis là, à être vraiment là. Ce qui  m’exerce au regard neuf. Une bonne leçon d’adaptation et de présence. 

3 commentaires:

  1. Tout d'abord, j'aime la photo que tu as publiée avec ce billet. Ce parterre blanc avec ce ciel et ses trouées bleues, c'est un signe d'espoir non?

    Quant au texte, il m'émeut. (je suis une grande sensible)... Il est tellement difficile de décrypter ce que ressentent ses proches qui ont cette maladie dont nous tairons le nom ici. Comme tu le dis, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. On ne sait jamais comment on va les trouver: bonne humeur ou non, souvenirs ou flou total. C'est difficile à vivre. Mais il faut à tout prix prendre les bonnes choses quand elles arrivent, même si elles sont fugaces et ne durent pas longtemps. Ce sont les choses que l'on grave dans son coeur et qui nous font du bien.
    Avec toute mon amitié et belle journée

    P.S. une petite surprise chez moi.

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  2. Bonjour,
    Je vous découvre par l'intermédiaire du blog de Dédé et ces quelques lignes me ramènent à un passé proche de 3 années. Le plus difficile était quand mon père ne me reconnaissait pas et se cachait omme si je lui faisais peur... il avait changé d'époque.
    Belke sensibilité

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  3. Merci de ce partage, Michèle. J’ai commencé à écrire sur ce sujet – assez délicat et qui m’en coûte parfois – parce que je me sentais un peu seule face à cette réalité : assister à la déchéance de ma mère. Je vis cela comme un long deuil, une perte après l’autre. Je trouve qu’on ne parle pas assez de cet aspect de la vie : accompagner un proche vers la fin. Ecrire de petits épisodes me permet d’évacuer. D’être plus attentive aussi à tous les mouvements de mon cœur, toutes les émotions en moi. Bon dimanche à vous ! D.

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