Hiver à Moret (détail) / Maurice Cullen / MBA Ontario / Toronto
La femme au téléphone nous avait décrit l'emplacement, entre deux villages, ou plutôt : entre deux hameaux dépendant d'un village voisin. Nous sommes passés sous le viaduc immense qui projetait sur la route une ombre impressionnante et, pile à l'heure fixée, juste après le virage, effectivement, nous avons aperçu une silhouette qui attendait. Elle nous a fait signe de nous parquer. La maison - une ancienne ferme - était constituée de quatre corps de bâtiments : une grange, une longue étable et deux habitations disposées en rectangle autour de la cour. Tandis que nous descendions de la voiture et que la femme s'approchait, l'état de délabrement de l'endroit m'a sauté aux yeux : murs décrépits, grisaille des pierres sur lesquelles courraient des mousses envahissantes, pauvres rideaux suspendus à des fenêtres aux volets à demi-rabattus. Au fond, sur la gauche, un clapier vétuste, toiles d'araignées et clous rouillés. Le soleil plaquait sur l'endroit une lumière blafarde qui ne réchauffait pas. J'ai remonté mon col.
La femme s'est présentée. Elle a dit son prénom, nous avons dit le nôtre. Elle nous a invités à prendre un café dans une des habitations. Pas celle où aboyaient furieusement ses deux chiens : l'autre. Nous avons monté un escalier sombre jusqu'au premier étage où elle nous a introduits dans la cuisine. Parois nues, ameublement dépouillé, trois chaises, table en formica sur laquelle étaient disposées quatre tasses renversées, avec quatre cuillères, accompagnées d'un sucrier. Tout semblait nous attendre dans cette maison vide qui s'efforçait de sauver va savoir quelles apparences. Tout semblait nous attendre, même une montre qui n'avait plus le temps depuis très longtemps. Je me suis demandé pour qui était la quatrième tasse. De l'autre côté du corridor : une chambre avec un lit d'enfant, où s'accumulaient des jouets délavés et une salle de bain, qui s'ouvrait sur un siège de WC. Un homme jeune est arrivé : il souriait benoîtement en se présentant. Pour lui, donc, la quatrième tasse.
En buvant, nous avons un peu parlé. Nous avions reçu les coordonnées de la femme, car elle était en mesure de nous fournir un indispensable renseignement, ce qu'elle faisait de bonne grâce. Elle a caressé notre chien qui s'est laissé faire sans conviction.
Les lieux ont une âme, une histoire et, pour qui veut bien les écouter, ils savent révéler des mystères qu'on voudrait cacher, des misères qu'on souhaiterait pouvoir masquer. Cette maison exprimait une telle détresse, un tel désarroi, un tel abandon que mon regard s'est attardé sur la femme par-dessus la table. La soixantaine tassée, le corps surchargé par trop de poids, trop de vêtements superposés, elle montrait un visage peut-être moins ravagé par les années que par l'adversité. Elle s'efforçait d'être aimable et de répondre au mieux à nos attentes. Nous l'avons chaleureusement remerciée.
En bifurquant sur la gauche pour retrouver notre route, nous avons observé de l'autre côté de la chaussée une immense ferme à demi-effondrée. Il y a avait de la noblesse et une infinie tristesse dans cette bâtisse, les poutres maîtresses écroulées, les pierres entassées, personne - personne ô grand jamais - nous avait dit la femme avant que nous prenions congé, ne serait assez fou pour vouloir la racheter. "Trop vieille".
Jetant un dernier regard dans le rétroviseur, je me suis surprise à frissonner. Pourtant : le soleil, ses rayons printaniers, pourtant les prés verdoyants. Nous n'étions pas restés longtemps, pas suffisamment pour que la maison dise toute sa souffrance et les raisons de son intense délabrement. Longtemps après, sur la plage inondée de lumière, je m'interrogeais encore sur les raisons qui rendent les maisons et les gens si malheureux qu'il ne puisse y avoir une carte postale sur un frigo, un fruit - même ridé - dans un compotier, un porte-manteau avec une veste négligemment accrochée, et surtout, devant l'entrée, une plante, un arbrisseau, un lierre prêt à badiner avec les premiers rayons de l'année.
La femme s'est présentée. Elle a dit son prénom, nous avons dit le nôtre. Elle nous a invités à prendre un café dans une des habitations. Pas celle où aboyaient furieusement ses deux chiens : l'autre. Nous avons monté un escalier sombre jusqu'au premier étage où elle nous a introduits dans la cuisine. Parois nues, ameublement dépouillé, trois chaises, table en formica sur laquelle étaient disposées quatre tasses renversées, avec quatre cuillères, accompagnées d'un sucrier. Tout semblait nous attendre dans cette maison vide qui s'efforçait de sauver va savoir quelles apparences. Tout semblait nous attendre, même une montre qui n'avait plus le temps depuis très longtemps. Je me suis demandé pour qui était la quatrième tasse. De l'autre côté du corridor : une chambre avec un lit d'enfant, où s'accumulaient des jouets délavés et une salle de bain, qui s'ouvrait sur un siège de WC. Un homme jeune est arrivé : il souriait benoîtement en se présentant. Pour lui, donc, la quatrième tasse.
En buvant, nous avons un peu parlé. Nous avions reçu les coordonnées de la femme, car elle était en mesure de nous fournir un indispensable renseignement, ce qu'elle faisait de bonne grâce. Elle a caressé notre chien qui s'est laissé faire sans conviction.
Les lieux ont une âme, une histoire et, pour qui veut bien les écouter, ils savent révéler des mystères qu'on voudrait cacher, des misères qu'on souhaiterait pouvoir masquer. Cette maison exprimait une telle détresse, un tel désarroi, un tel abandon que mon regard s'est attardé sur la femme par-dessus la table. La soixantaine tassée, le corps surchargé par trop de poids, trop de vêtements superposés, elle montrait un visage peut-être moins ravagé par les années que par l'adversité. Elle s'efforçait d'être aimable et de répondre au mieux à nos attentes. Nous l'avons chaleureusement remerciée.
En bifurquant sur la gauche pour retrouver notre route, nous avons observé de l'autre côté de la chaussée une immense ferme à demi-effondrée. Il y a avait de la noblesse et une infinie tristesse dans cette bâtisse, les poutres maîtresses écroulées, les pierres entassées, personne - personne ô grand jamais - nous avait dit la femme avant que nous prenions congé, ne serait assez fou pour vouloir la racheter. "Trop vieille".
Jetant un dernier regard dans le rétroviseur, je me suis surprise à frissonner. Pourtant : le soleil, ses rayons printaniers, pourtant les prés verdoyants. Nous n'étions pas restés longtemps, pas suffisamment pour que la maison dise toute sa souffrance et les raisons de son intense délabrement. Longtemps après, sur la plage inondée de lumière, je m'interrogeais encore sur les raisons qui rendent les maisons et les gens si malheureux qu'il ne puisse y avoir une carte postale sur un frigo, un fruit - même ridé - dans un compotier, un porte-manteau avec une veste négligemment accrochée, et surtout, devant l'entrée, une plante, un arbrisseau, un lierre prêt à badiner avec les premiers rayons de l'année.
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