vendredi 14 février 2020

Regarder / Lire : le bien, le mal, l'humain


The Artist is present / Marina Abramovic / Palazzo Strozzi  / Florence /2018

Il y a eu dernièrement ce texte, "Des hommes ordinaires". Une analyse fouillée sur l'aptitude ordinaire de l'être humain à une bestialité extraordinaire. Une occasion de réfléchir à ce qui cause la montée des barbaries, actuelles ou passées. Triste et banal constat : l'homme est capable du meilleur comme du pire. Oui. On sait déjà ça. Cependant, on n'en finit pas de s'interroger : comment peut-il parvenir à atteindre le génie (une toile de grand maître, un passage de Shakespeare, les stupéfiants miracles de la technologie) et comment peut-il en arriver à torturer, à orchestrer le mal en toute légalité (sans besoin de revenir sur le nazisme, regarder simplement les actualités) ? L'une comme l'autre tendance conduisent au même bilan, à la fois passionnant et attristant : l'être humain possède au fond de lui-même des forces d'une étendue insoupçonnée. Il nous appartient à tous de tendre vers le meilleur et de maintenir sous contrôle le pire. Savoir reconnaître les potentiels dangers, valoriser toutes nos admirables capacités, participer aux vertus des cercles, user de tout pouvoir avec prudence et conscience : un sacré challenge.

Suivant les méandres de ma pensée, je me suis souvenue d'une performance de l'artiste serbe Marina Abramovic, dont j'ai déjà parlé ICI. M.A. est une artiste contemporaine reconnue, très médiatisée, bien cotée. Comme pour tout artiste (et particulièrement en matière d'art contemporain) on aime ou on n'aime pas, mais on ne peut nier son courage et son pouvoir d'interrogation sur ce qui lie et ce qui lacère les humains. C'est quelqu'un qui ose, qui assume, qui interroge le vivant. On se sent toujours (un peu) plus intelligent, quand on sort d'une exposition qui lui a été consacrée, et, dans tous les cas, secoué.

En 1974, dans une galerie à Naples, la jeune M.A. a donc organisé un happening intitulé "Rythm O". Le principe de l'expérience était le suivant : l'artiste se tenait debout dans une pièce et faisait face au public. Sur une affiche, celui-ci pouvait lire quelques instructions.

"Il y a 72 objets disposés sur la table avec lesquels vous pouvez me faire ce que vous voulez [parmi les objets, une rose, un parfum, du miel, du pain, des raisins, du vin, des ciseaux, un scalpel, des clous, une barre de métal et un pistolet chargé d'une balle].
Je suis un objet.
Je prends la responsabilité de tout ce qui se passera. 
Durée : entre 20 heures et deux heures du matin."

Au début, durant les trois premières heures, les interactions ont été plutôt douces et certaines affectueuses.
Et puis, les choses ont dégénéré. Elle s'est fait agresser, lacérer, maltraiter. Un homme l'a entaillée à la gorge pour boire son sang. Un autre est allé jusqu'à poser un révolver chargé contre elle. A un certain moment, le public s'est scindé en deux groupes : ceux qui persistaient à vouloir la brutaliser et ceux qui se sont mis à la protéger. M.A. a tenu à aller jusqu'au bout de la performance, mais ce qui s'est passé l'a infiniment marquée. 

"Ce que j'ai appris, c'est que... si vous laissez cela au public, ils peuvent vous tuer... je me suis sentie vraiment violée : ils ont coupé mes vêtements, planté des épines de rose dans mon ventre, une personne a pointé l'arme contre ma tête et une autre l'en a empêchée. Cela a créé une atmosphère agressive. Après exactement six heures, comme prévu, je me suis levée et j'ai commencé à marcher vers le public. Tout le monde s'est enfui pour échapper à une véritable confrontation."

Rythm O est raconté en français ICI.

Comment un public de gens "civilisés" a-t-il pu arriver à cela ? L'expérience de Milgram sur la soumission à l'autorité, reprise dans une scène fameuse du film "I comme Icare", pose une question similaire. Dès que l'être humain peut déléguer sa responsabilité, dès qu'il est livré à lui-même, il est capable de n'importe quelle atrocité. La figure de l'autorité (imposée ou  élue, incarnée par un individu ou impulsée par une dynamique de groupe) se substitue à sa capacité de réfléchir et de se positionner. Quand il se retrouve dans une "meute", sans autorité morale vertueuse, il se voit comme emporté dans une spirale. D'où l'importance des lois, des règles. D'où l'importance d'éduquer au libre-arbitre. D'où aussi l'importance de méditer sur notre comportement au sein des groupes, dans ces situations courantes où notre responsabilité risque d'être diluée.

La Bruyère le disait
déjà il y a plus de trois siècles : "Comme nous nous affectionnons de plus en plus aux personnes à qui nous faisons du bien, de même nous haïssons violemment ceux que nous avons beaucoup offensés."
En reposant le livre consacré aux "hommes ordinaires", j'ai réalisé une fois de plus combien tenter d'être quelqu'un de bien impliquait d'efforts continus, sans baisser la garde. Le travail de toute une existence. Ne jamais se faire d'illusions, ni sur soi ni sur les autres. Garder la tête froide, ne pas surréagir, ne pas se vouloir trop bon, ni trop populaire, ni trop important, ni trop malin. Oui, vraiment pas évident, d'être juste quelqu'un de bien.
 
"Des hommes ordinaires" / Christopher Browing / Ed. Tallandier / 2007
Rythm O / Galleria Studio Morra / Naples / 1974

8 commentaires:

  1. Pour ce qui est des comportements humains, en particulier en situation de groupe, (« quand on est plus de quatre on est une bande de cons » comme chantait le sage Brassens), on sait ce qu'il en est. Comme tu le dis avec justesse : la capacité du meilleur comme du pire. Et les situations de groupe ont cette grande capacité à faire surgir le pire du fond du cerveau reptilien et animal. La bête humaine est toujours prête à surgir et massacrer. Les exemples sont légions dans l'histoire, hélas !

    Et donc, dans l'expérience que tu relates, pouvait-il en être autrement ?
    Marina Abrahamovic réalise ce happening a environ 25 ans. S'offrir en pâture à un public inconnu en lui offrant concrètement la possibilité de la tuer et de faire n'importe quoi sur son corps, c'est-à-dire, au final, sur un essentiel de soi, de son intimité et de son intégrité, ça m'interpelle ! Le thérapeute que je fus ne peux que s'interroger… sans réponse, ne connaissant par la personne. Et Quand bien même, elle seule pourrait dire ce qu'il en est avec le recul des années. Elle n'est pas la première à mettre en scène sa morbidité et en appelant, ou faisant appeler cela, de l'art.
    Peut-on parler de « performance » artistique ? Prendre le risque volontaire de réveiller le pire chez l'autre peut-il être une performance ?
    Si la personne qui a pris le revolver l'avait tuée, son avocat aurait-il plaidé les circonstances atténuantes ou l'excuse de provocation ?

    J'adhère évidemment totalement à tes propos sur les comportements humains. Mais en l'espèce, c'est surtout « l'artiste » dont les comportements m'ont semblé intéressant à observer.
    Comment se faire détruire par les autres dans une démarche dite artistique et permettant de se détruire soi-même comme l'ultime beauté du pire.
    ( elle a d'ailleurs fait bien plus affreux par la suite)

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    1. Merci de m'avoir fait découvrir cet artiste et ses expériences. Je m'en vais cependant regarder des œuvres de Chagall pour me remonter le moral !
      ;-)
      Belle journée à toi, ici c'est plein soleil après les tempêtes… ça fait du bien aussi !

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    2. En ce qui concerne ton premier paragraphe, mon compagnon étant né à Berlin au milieu des années 1950, tu penses bien qu'on ne cesse de s'interroger autour de ce qui s'est passé (mais aussi et surtout sur ce qui EST en train de se passer, car il serait presque trop facile d'étudier l'histoire sans se poser des questions sur ses répétitions et son actualité).
      Quant au reste, je ne partage pas ton avis.
      Qu'est-ce que l'art ? A quoi sert-il ? Depuis qu'on a quitté l'art figuratif (relativement rassurant) pour parvenir à l'art abstrait, on ne cesse de s'interroger. Et on entend de tout à ce sujet, depuis le "Moi aussi, je pourrais le faire" jusqu'à "Un enfant de 6 ans ferait mieux" et "Le grand n'importe quoi!". Avant que Picasso n'entre au Panthéon des grands artistes, il en a entendu de... toutes les couleurs. Ainsi va la vie, ainsi va l'art (et l'architecture de même, rappelons-nous des critiques adressées au centre Beaubourg et aux Pyramides du Louvre et bien avant encore à la Tour Eiffel!).
      Des artistes, face à ces critiques, n'hésitent pas devenir provocateurs, genre " bande de cons, vous n'avez rien compris". Et ne parlons pas du marché de l'art, qui se sert de la création pour un maximum de profit.
      Entre ces deux positions simplistes ou carrément étriquées, en bonne historienne de l'art, j'aime prendre le meilleur (et en principe laisser le pire). De tous temps, l'art a été le reflet des cultures dans lesquelles il est issu. Ce n'est pas un hasard je crois si le cubisme et la psychanalyse ont émergé en même temps. C'est pourquoi il serait illusoire de vouloir en rester à l'art du XIX siècle, alors que depuis lors notre monde a tellement évolué. Je crois que l'art contemporain a quitté les rivages de la beauté (mais pas toujours) pour en arriver à nous présenter un miroir de notre société et à nous interroger sur le réel . Et si, souvent, je suis déçue de certaines prestations, si je reste sur ma faim (et finis par me sustenter à la cafétéria du musée avec une bonne part de tarte), régulièrement, en sortant de ces lieux d'exposition, je me sens stimulée à réfléchir sur notre époque, sur nos fonctionnements ou sur le sens des choses et de notre vie. L'art (littérature, peinture, architecture, etc) doit selon moi avoir cette fonction. Souvent, je constate que les reportages, les comptes-rendus journalistiques, que les analyses d' "experts" ne parviennent pas à me donner ce "grain à moudre" qui m'est si utile pour penser. Souvent, les paroles d'experts me semblent plutôt aptes à nous enfumer.
      Pourquoi l'art contemporain m'est-il nécessaire ? Parce que l'art parle à tous mes sens, il me fait trembler, m'émouvoir. Quand je regarde et que j'observe, je vis une expérience forte qui me nourrit et me porte à mieux comprendre. Elle me connecte à la réalité par des réseaux sensitifs qui ne sont pas uniquement esthétiques ou rationnels. Mon corps et mon esprit, qui forment un tout, sont entièrement engagés.

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    3. M. Abramovic l'aurait donc "bien cherché"? Elle n'aurait fait que mériter ce qui lui est arrivé ? Elle n'avait qu'à rester dans son atelier peindre des toiles rassurantes ?
      Selon moi, non. Cette expérience montre par analogie que nous disposons tous de moyens pour être à la fois dans le "positif" et à la fois dans la destruction (nous avons par exemple tous la possibilité de conduire des voitures à grande vitesse, de nous livrer à diverses addictions, d'écrire n'importe quoi sur les réseaux sociaux). Et je ne parle pas des permis de port d'armes aux USA. La performance de M.A. a le mérite de montrer ce qu'on peut faire de ces libertés et de nous y rendre attentifs.
      Vois-tu, j'adore Botticelli, il m'enchante, et Vermeer, et Monet. Sans parler de mon doux Corot. Mais... si leur peinture a le don de m'apaiser, elle ne me rend pas capable d'appréhender le monde dans lequel je vis. Et... oui... j'attends AUSSI cela de l'art. Voici donc ma conclusion : en matière d'art, il n'y a ni à convaincre, ni à imposer. L'essentiel serait que chacun y trouve matière à grandir, à s'interroger, à se consoler et à se sentir vivant, vraiment.
      Je te remercie pour ton commentaire, Alain, j'adore ne pas être d'accord avec des gens intéressants et pas forcément butés, car c'est dans la confrontation que nos idées peuvent se définir et s'affirmer. Belle soirée!

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    4. Oulà! J'ai dû séparer mon texte pour pouvoir te répondre! Mon prochain billet sera consacré au printemps et aux primevères : de quoi mettre tout le monde d'accord!!!

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    5. Je te remercie pour ta réponse, et de supposer que je fasse partie des gens intéressants… !
      Je ne me sens pas en désaccord avec tes propos. Il me semble que chacun s'exprime sur un plan différent. Toi tu réagis « en bonne historienne de l'art » et donc c'est sous cet angle que tu le fais. Ce que j'apprécie parce que tu m'enrichis sur ce point. Moi je me suis plus intéressé à Marina en tant que personne qui se met en situation à risques et qui, je crois l'avoir lu, aurait même accepté d'être tuée. Ça ne peut que me poser question, de personne humaine à personne humaine. Qu'il s'agisse d'une artiste ou d'un kamikaze…

      je n'ai nullement dit « qu'elle l'aurait bien cherché » et encore moins qu'elle mérite ce qui lui est arrivé. Ce serait travestir ma pensée que d'affirmer cela.
      Elle ne mérite rien. Ni les compliments baisers et caresses, ni les gestes obscènes ou les violences physiques assénées.
      C'est une démonstration. Un acte politique peut-être. Une interpellation. Je reste dubitatif à qualifier cela d'art.
      La performance artistique, c'est, par exemple, dans le domaine de l'architecture, la toiture du musée de Metz, (centre Pompidou) qui peut faire en soi l'objet d'une visite. J'ai visité (et au passage bravo pour l'accessibilité en fauteuil roulant ) avec un de mes amis ingénieur dans le bâtiment qui m'a exposé pourquoi cette magnifique toiture tout en courbes de lames de bois, était une prouesse technique inenvisageable il y a 15 ans encore. Les calculs de répartition des forces auraient pris plusieurs années si n'étaient pas apparus les superordinateurs supers performants.
      Ceci n'est qu'un exemple.

      Pour ce qui est de mon rapport à l'art, je partage ce que tu exprimes dans le dernier paragraphe de la première partie (pourquoi l'art contemporain est-il nécessaire).
      Il me semble cependant que je diverge sur la fonction importante pour toi : faire réfléchir sur notre époque et nos fonctionnements (sous-entendu néfastes et négatifs, tout du moins c'est ce que je ressens dans ton propos, éventuellement tu me diras si j'interprète mal).
      Si je regarde les œuvres contemporaines dont j'ai fait l'acquisition (auprès d'artistes que je connais personnellement et qui sont encore en vie), je constate que mon choix se porte toujours sur des œuvres qui… comment dire en quelques mots… font vibrer l'âme dans mon corps à tous les niveaux, et procurent élévation et élargissement de celle-ci. Cela peut sembler égotisme : c'est pour moi l'inverse. Ça me pousse à l'engagement pour un « monde meilleur », ce monde-là étant mon petit environnement et mon petit créneau d'action concrète.
      L'art et la beauté font bon ménage chez moi.
      Attention, ce qui ne veut pas dire que la beauté c'est mièvre et « cui-cui les petits oiseaux » ! La beauté... c'est ce que je trouve beau. J'ai par exemple une sculpture d'une « tête torturée », mais qui transcende tellement ce visage déformé que transparaît une émouvante beauté. (Cette sculpture rebute au prime abord. Quand j'explique ce que j'y vois, je constate souvent que l'on regarde alors autrement)

      Il m'est difficile de donner le qualificatif d'œuvre d'art à quelque chose qui me donne envie de vomir. Je ne vois guère l'intérêt d'aller uriner dans la pissotière de Marcel ! Ou d'écraser avec mon fauteuil roulant une merde en plastique posée sur le sol…
      je sais, je suis sélectif. Désolé, mais le beau c'est ma tasse de thé. parce que le beau nettoie ce qui est souillé en moi.

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    6. Ben voila ! en deux fois aussi !
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      En fait je pense que nous divergeons, avec cette phrase, quand tu dis :
      «si leur peinture a le don de m'apaiser, elle ne me rend pas capable d'appréhender le monde dans lequel je vis. »
      Je vis l'inverse : ce qui m'apaise, c'est-à-dire me met en paix profonde, augmente ma capacité d'appréhender le monde tel qu'il est. Comme si cela me donnait des forces pour l'affronter.
      une même chose ne produit pas les mêmes effets selon les personnes…

      En revanche je pense que nous convergeons sur cette autre phrase :
      « en matière d'art, il n'y a ni à convaincre, ni à imposer. L'essentiel serait que chacun y trouve matière à grandir, à s'interroger, à se consoler et à se sentir vivant, vraiment. »
      Et il me semble que c'est vraiment là le plus important.
      C'est d'ailleurs pour cela que j'ai toujours plaisir à te lire, et que sans doute nos divergences m'invitent à réfléchir et accueillir combien il y a 1000 chemins pour aboutir au même endroit, ce vaste endroit de l'humanité qui cherche à s'humaniser un peu plus.

      Je m'arrête là parce que blogspot va considérer que je suis trop long !!
      Très bon week-end à toi.

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    7. Un bref message, cher Alain, pour te remercier de ces réponses (bref, car Blogger risque fort de me faire payer un supplément pour mots excédentaires si nous poursuivons!)
      J'ai bien lu ce que tu écris et comprends ton point de vue.
      Il y aurait beaucoup beaucoup à échanger encore à propos de l'art, contemporain ou passé. Et probablement que nous n'avons pas fini de partager à ce sujet.
      Cependant, ce matin, j'aurais envie de parler d'autre chose en guise de conclusion (c'est une chose qui me frappe, particulièrement ces derniers temps) :
      Comme il est aisé de se méprendre sur les propos des gens (quand il semble qu'ils en partagent pas notre avis, naturellement, car quand ils disent "oui, oui" on ne se méprend pas, on prend).
      Comme il est aisé d'extrapoler pour mettre l'autre dans des cases, ne trouves-tu pas ? Simplifier, pour pouvoir classer, pour pouvoir se rassurer. Alors qu'en fait, l'autre est toujours plus complexe, il a toute son histoire, toutes ses expériences, toute son immense et banale et extraordinaire vie avec lui... Enfin, cela pour dire que personne n'a raison et tout le monde a ses raisons.
      Sur ces jolis mots, je te souhaite un très beau dimanche (le ciel qui ce matin à l'aube était d'un rose insolent a commencé à se nacrer, ce qui n'est pas moins beau, mais moins nettement moins hallucinant)

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