mercredi 15 avril 2020

Ecouter : regarder au loin, penser global



Fragments de la prédelle de Sainte-Ursule / Maître de Monte-Sion / Museo de Mallorca / Palma


La voix d'André Comte-Sponville hier sur France Inter. Enfin, une voix méta, un regard un peu distancé, pour appréhender notre réel.

Comment aimer la vie ? En se rappelant qu'on va tous mourir et que l'immense majorité d'entre nous ne va pas mourir du Coronavirus. Moi j'ai été très frappé par cette sorte d'affolement collectif qui a saisi les médias d'abord, et la population ensuite, comme si nous découvrions tout à coup que nous sommes mortels. Mais ce n'est pas vraiment un scoop, nous étions mortels avant le Coronavirus, nous le serons après. Rappelons-nous des mots de Montaigne dans les Essais : "Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant." Autrement dit, la mort fait partie de la vie. Et si nous pensions plus souvent que nous sommes mortels, nous aimerions davantage encore la vie. Une épidémie comme celle que nous vivons devrait nous aider à l'aimer davantage, parce que justement nous aurions le sentiment que la vie est fragile, brève, limitée dans le temps, et qu'elle en est d'autant plus précieuse.

Il faut quand même rappeler que le taux de mortalité, en gros c'est apparemment, 1 ou 2 % des personnes touchées par le Covid (sans doute moins quand on aura tous les nombres des gens contaminés, sans symptômes). Dernièrement, un journaliste me demandait : "Est-ce que c'est la fin du monde ?" Vous imaginez ? Un taux de létalité de 1 à 2 % et on parle de fin du monde. C'est quand même hallucinant. Rappelons que ce n'est pas la première pandémie que nous connaissons dans l'humanité.
Au quatorzième siècle, la peste a tué près de la moitié de la population européenne. Au début du 20e siècle, la grippe asiatique a fait un million cent mille morts dans les années cinquante et la grippe de Hong-Kong, dans les années soixante, un million de morts. On est loin des 120'000 dans le monde actuellement. Les 14'000 morts en France, c'est extrêmement triste. Toute mort est évidemment triste. Mais rappelons qu'il meurt 600'000 personnes par an en France. Rappelons que le cancer tue 150'000 personnes dans notre pays chaque année.  En quoi les 14'000 morts  du Covid sont-ils plus graves que le reste des morts qui surviennent ? Pourquoi devrais-je porter le deuil exclusivement des morts du Coronavirus, dont la moyenne d'âge est de 81 ans ? Rappelons quand même que 95 % des morts du Covid ont plus de 65 ans. Les jeunes n'osent pas le dire, par ne pas avoir l'air de se désintéresser des vieillards, mais moi qui suis vieux je peux le dire. 

Sincèrement je me fais beaucoup plus de souci pour l'avenir professionnel, économique, familial de mes enfants qui sont de jeunes adultes que pour ma santé de septuagénaire. Attention de ne pas faire de la médecine ou de la santé la valeur suprême. Et donc de la médecine la réponse à toutes les questions. Aujourd'hui, sur les écrans, on voit 20 médecins pour un économiste. Mais le père de famille que je suis s'inquiète beaucoup plus pour le chômage de ses enfants, leur profession, que pour ma santé de septuagénaire.
Ce n'est pas pour dire que le Covid, ce n'est pas grave. Une maladie qui tue autant de gens, c'est évidemment très grave. Mais enfin, c'est une crise sanitaire, ce n'est pas la fin du monde. Ça n'est pas une raison pour oublier toutes les autres dimensions de l'existence humaine.


Le pan-médicalisme, c'est une société qui demande tout à la médecine. La tendance est de faire de la santé une valeur suprême (et non plus la liberté, la justice qui sont, pour moi, des valeurs suprêmes). Donc on cherche à recevoir de la médecine la réponse à toutes les questions qui se posent. [...] On a raison de saluer le remarquable travail effectué par nos hôpitaux et leur personnel. Mais ça n'est pas une raison pour demander à la médecine de tenir lieu de morale, de politique, de spiritualité, de civilisation. Attention de ne pas faire de la santé l'essentiel.
Au moment du sida, un de mes amis disait : "Ne pas attraper le sida ce n'est pas un but suffisant dans l'existence." Il avait raison. Et bien je dirais aujourd'hui que ne pas attraper le Covid-19, ce n'est pas un but suffisant dans l'existence.[...]


Il y a ceux qui croient qu'après le Covid-19 tout ce sera différent... D'abord qu'est-ce que ça veut dire : " après le Covid-19 ?"  Qu'est-ce qui nous prouve que l'épidémie ne va pas revenir ? Arrêtons de rêver que tout va être différent. Comme si tout à coup allait naître une nouvelle humanité. Depuis 200'000 années, les humains sont partagés entre l'altruisme et l'égoïsme,  mais pourquoi voulez-vous qu'une épidémie change l'humanité ?
Croyez-vous qu'après une pandémie le problème du chômage ne se posera plus ? que l'argent va devenir tout d'un coup disponible indéfiniment ? 100 milliards d'euros, nous en avons besoin, ce seront plus de dettes. Pour sauver plus de gens, pour sauver plus de vies. Mais les vies qu'on sauve ce sont essentiellement des vies de gens qui ont plus que 65 ans. Les dettes, ce sont nos enfants qui vont les payer. Notre président ... il avait raison devant prendre des mesures sanitaires... disait : "la priorité, c'est de protéger les plus faibles, les plus vieux"
Ma priorité, ma priorité des priorités, ce sont les enfants, les enfants de nos enfants et je me demande ce que c'est que cette société qui est en train de faire de ses vieux la priorité des priorités.
Mais ce qui se passe dans nos écoles, dans nos banlieues, le chômage des jeunes, ce sont des problèmes à mon avis encore plus graves que le Coronavirus. Et le réchauffement climatique, la planète que nous allons laisser à nos enfants, tout cela fera beaucoup plus de morts que n'en fera cette épidémie.
Encore une fois, ce que je dis, ce n'est pas contre le confinement, nécessaire pour éviter des afflux dans les hôpitaux, et que je respecte pour ma part rigoureusement, mais c'est pour dire qu'il n'y a pas que cette épidémie.
Il n'y a pas que le Covid-19 dans la vie. Il y a dans le monde et dans la vie des choses beaucoup plus graves que le Covid-19. 


Ces mots d'André Comte-Sponville ont le mérite de déranger. Le rappel du principe de réalité est toujours voué à dé-ranger. L'écouter peut nous aider à considérer les choses de manière plus globale, à porter un regard systémique et non plus seulement affectif ou immédiat sur ce qui est en train de se passer. Applaudir le soir à l'unisson de ses voisins, avoir des gestes solidaires et coudre des masques sont des actes positifs, ayant un impact favorable sur notre quotidien. Mais, en parallèle, ils n'empêchent pas de penser plus vaste et plus loin.

Quand le philosophe parle de ses doutes quant à l'amélioration du genre humain, je crains qu'il n'ait raison. L'humanité ne se révélera pas miraculeusement meilleure après cette crise (laquelle ne sera ni la dernière, ni vraisemblablement la pire). Ces jours-ci, on peut observer combien en matière de solidarité et d'empathie, l'humanité est portée à la myopie. Il n'y a qu'à regarder les actualités : on se réjouit de voir cinq malades européens transférés avec force personnel infirmier, en ambulance et en avion, vers un autre pays pour y être soignés du Covid-19 et on reste quasiment indifférent au sort des migrants - parmi lesquels énormément d'enfants - qui, sur l'île de Lesbos, aux portes de l'Europe, ou ailleurs, continuent de mourir de dénutrition, de maladie et d'oubli. Non, hélas, il y a fort à parier que le monde ne sera pas meilleur. Il y aura toujours des différences de poids et de mesures, des vies qui vaudront plus et des vies qui vaudront moins. Et, si nous y sommes sensibles, nous tenterons chacun selon nos convictions et nos moyens, de faire de notre mieux pour contrebalancer - au moins un peu - ce sempiternel dysfonctionnement humain.

5 commentaires:

  1. Tiens c'est drôle ! Je viens de publier chez moi un billet qui peut faire écho avec un petit côté dérangeant !
    C'est vrai qu'il y a plus grave que le Covid-19. Par exemple actuellement je ne trouve plus en magasin la marque de café que j'aime bien. J'aimerais quand même en boire une dernière tasse avant de mourir.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A propos, d'ACS, il a des propos encore plus clairs ici : https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons Je suis en train de traverser une période de deuil (une de ces périodes où l'on est amené à regarder la mort en face, durant de longues heures, sans crainte, ni désespoir) et j'apprécie d'entendre des gens parler de la mort sans tenter d'enjoliver, de fuir ou de bien-penser.
      PS : je suis allée lire chez toi, mais que de contenu! et comme je ne peux pas commenter sans tenter de comprendre, je sens que ça me prendra du temps!

      Supprimer
    2. « Traverser une période de deuil ». Je ne savais pas vraiment, même si certains de tes propos laissaient entrevoir quelque chose de ce genre. Tu as raison : regarder la mort en face, pour ce qu'elle est, pour nous, pour les autres, c'est très important.
      Je pense avoir cette aptitude. Je ne l'ai pas cherchée. Il y eut déjà bien des décès dans mon entourage, toutes sortes de décès, et puis moi-même, par deux fois, j'ai été voir d'un peu près.… La seule que je redoute vraiment serait celle de ma compagne de vie.

      Supprimer
    3. Oui, il y a des morts, plus ou moins soudaines, plus ou moins naturelles, qui peuvent nous laisser plus ou moins désemparés. Ce qui me frappe, dans notre société, c'est cette obstination à l'occulter, à faire comme si elle n'existait pas, comme si on pouvait l'éviter, la repousser, l'ignorer. On vit, on consomme, on entre en conflit et en rivalité comme si l'on était éternels. Et... nous voici d'autant plus désemparés quand la mort s'impose à nous comme elle le fait en ce moment.
      Il y a trois semaines, j'ai appris qu'on pouvait être privilégiés en allant rendre visite à un proche avant sa mise en bière, en assistant à ses obsèques, en l'accompagnant lors de la mise en terre (maximum 5 personnes autorisées). Il y a en ce moment dans le monde, à NY, en Lombardie par exemple, des gens qu'on incinère à la chaîne sans qu'ils soient accompagnés, des fosses communes pour tous les oubliés, des cadavres stockés. Oui, on peut être amené à réaliser parfois qu'on a de ces privilèges... et entrer dans le deuil avec sérénité...

      Supprimer
    4. J'ai été frappé par ces images de fosses communes. Quand l'humain devient un déchet urbain anonyme qui fait jeu égal avec le traitement des ordures ménagères… il y a à craindre pour ce que l'on appelle « une civilisation ».

      Supprimer