samedi 11 avril 2020

Vivre : perdre et récupérer



Septembre ensoleillé (détail) / Helen MacNicoll / collection Lassonde

Faire le deuil. Faire. Élaborer. Je l'avoue, j'ai toujours eu de la peine à comprendre en quoi consistait ce travail intérieur. Il semblerait qu'on parte d'un point X pour parvenir à un point Z, en passant par toute une série d'étapes intermédiaires dont aucune n'est censée être escamotée. Théoriquement, c'est le protocole auquel il faudrait absolument se plier. 
Faire le deuil. Accepter de perdre. Enjeu nécessaire pour pouvoir tourner la page, pour être capable d'aller de l'avant. Je dois l'admettre, j'ai toujours autant de peine à passer de cette théorie à la pratique (pourtant, les occasions de m'exercer n'ont pas manqué). Les jours de deuil sont pour moi des jours de récupération. Loin de perdre, je reconquiers. Je retrouve des souvenirs par milliers. Des souvenirs menus et enfantins, des souvenirs olfactifs, des souvenirs égarés que j'avais à jamais crus dissipés. Les voici qui reviennent par brassées.
Ce n'est pas la mort qui prive de lien et de présence. C'est l'expérience de la vie perdant au fil des jours sa vitalité, s'effilochant peu à peu, qui prive du souvenir de ce qui était. On accompagne la personne dans son déclin (quand c'est un être qui s'en va) et cette personne égare l'une après l'autre ses capacités. On la voit s'amenuiser jour après jour. Et on s'imagine, à la toute fin, ne perdre que cela : un pauvre corps désincarné, de pauvres yeux qui ne savent plus regarder, une pauvre voix qui ne s'adresse plus qu'à des parois. On croit alors qu'on a définitivement tout perdu. Et on laisse partir ce qui ne tient qu'à un fil, le dernier grain du sablier.
Mais, ensuite, pendant les jours de deuil, on s'aperçoit que le soleil continue de briller. On le voit qui illumine intensément des arbres qu'on nous avait remis tout petits, alors qu'ils n'étaient que des plants, aux allures de prématurés, avec leurs minces racines qui semblaient à peine les tenir en vie, et on réalise qu'à présent, sous la lumière de ce printemps insolent, ils sont là, vigoureux, en train de fleurir et prêts à porter de beaux fruits.
Ce sont des pruniers. On regarde avec stupéfaction ces pruniers effrontés, qui narguent la forêt tout à côté. On sait qu'à la fin de l'été, ils vont donner et donner à profusion leurs goûteuses prunes bleues. On se réjouit par avance du moment où on y plantera les dents. On sait qu'on en fera des confitures, et des tartes, et des provisions pour l'hiver. On tendra des mains avides pour parvenir aux plus hautes branches, car il ne sera pas question de perdre le moindre de ces prodiges.
On admire à présent leurs branches qui s'agitent comme de longs bras endimanchés. On se souvient du vase, qui contenait leur pousse et qu'une main un peu terreuse nous avait un jour tendu. Et on se sent vivant, et proche, très proche de l'être qui nous avait donné cette promesse d'arbre, et nous l'avait soigneusement emballée . Et il nous semble entendre la voix qui nous avait expliqué étape par étape la manière de procéder (on se dit que ce jour-là on a définitivement acquis l'art de planter les arbres, car les mots et les indications résonnent en nous à tout jamais).
Non, faire le deuil, ce n'est jamais accepter de perdre. Ce n'est jamais se détacher. Faire le deuil, c'est aller glaner au plus profond, au plus loin tout ce qui peut et qui doit être récupéré.

2 commentaires:

  1. Oui, Dad, en accord avec toi, sur tout.

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    1. C'est sans doute différent pour les pertes brutales, pour les pertes prématurées... où la révolte et le sentiment d'injustice peuvent émerger dans un premier temps. J'évoque ici le deuil suite à des accompagnements qui ont duré et où les retrouvailles avec les souvenirs se font avec une sorte d'évidence... beau mardi!

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